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19 juin 2008

La brioche de Tolstoï

afee9f971b1daff5dfd86fbc544ede54.jpg- Vois-tu, mon ami, les femmes sont le ressort qui fait tout mouvoir en ce monde… Tu me demandes où en sont mes affaires ? En fort mauvais point, mon cher… Et tout cela à cause des femmes… Donne-moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare d’une main et son verre de l’autre.
- Sur quoi ?
- Voici, supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laissé entraîné par une autre femme.
- Excuse-moi, mais je ne comprends rien à pareille affaire ; c’est pour moi, comme si tout à l’heure en sortant de dîner j’allais voler une brioche dans une boulangerie.
Les yeux de Stépane Arcadiévitch [Oblonski] pétillèrent.
- Pourquoi pas ? Certaines brioches sentent si bon qu’on ne saurait résister à la tentation : « Je suis ravi quand j’ai pu vaincre le désir de ma chair ; mais si je n’y réussis pas, j’ai au moins le plaisir pour moi. »
Ce disant, Oblonski sourit malicieusement ; Levine ne put se retenir de l’imiter.
- Trêve de plaisanteries, continua Oblonski. Il s’agit d’une femme charmante, modeste, aimante, sans fortune et qui vous a tout sacrifié : faut-il l’abandonner, maintenant que le mal est fait ? Mettons qu’il soit nécessaire de rompre, pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne doit-on pas avoir pitié d’elle, lui adoucir la séparation, assurer son avenir ?
- Pardon, mais tu sais que pour moi les femmes se divisent en deux classes… ou pour mieux dire, il y a les femmes et les… Je n’ai jamais vu et ne verrai jamais de belles repenties ; mais des créatures comme cette Française du comptoir avec son fard et ses frisons ne m’inspirent que du dégoût, comme d’ailleurs toutes les femmes tombées.
- Même celle de l’Évangile ?
- Ah ! Je t’en prie… Le Christ n’aurait jamais prononcé ces paroles, s’il avait su le mauvais usage qu’on en ferait : c’est tout ce qu’on a retenu de l’Évangile. Au reste, c’est plutôt une affaire de sentiments que de raisonnement. J’ai une répulsion pour les femmes tombées, comme tu en as une pour les araignées. Nous n’avons pas eu besoin pour cela d’étudier les mœurs ni des unes ni des autres.
- Tu me rappelles ce personnage de Dickens qui rejetait de la main gauche par-dessus l’épaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait n’est pas répondre. Que faire, voyons, que faire ? Ta femme vieillit tandis que la vie bouillonne encore en toi. Tu te sens tout d’un coup incapable de l’aimer d’amour, quelque respect que tu professes d’ailleurs pour elle. Sur ces entrefaites l’amour surgit à l’improviste et te voilà perdu ! s’exclama pathétiquement Stépane Arcadiévitch.
Lévine eut un sourire sarcastique.
- Oui, oui, perdu ! répétait Oblonski. Eh bien, voyons, que faire ?
- Ne pas voler de brioche.
Stépane Arcadiévitch se dérida.
- Ô moraliste !... Mais comprends donc la situation. Deux femmes s’affrontent. L’une se prévaut de ses droits, c'est-à-dire de l’amour que tu ne peux lui donner ; l’autre sacrifie tout et ne te demande rien. Que doit-on faire ? Comment se conduire ? Il y a là un drame effrayant.
- Si tu veux que je te confesse ce que j’en pense, je ne vois pas là de drame. Voici pourquoi. Selon moi l’amour… les deux amours tels que tu dois t’en souvenir, Platon les caractérise dans son Banquet, servent de pierre de touche aux hommes, qui ne comprennent que l’un ou l’autre. Ceux qui comprennent uniquement l’amour non platonique n’ont aucune raison de parler de drame, car ce genre d’amour n’en comporte point. « Bien obligé pour l’agrément que j’ai eu » : voilà tout le drame. L’amour platonique ne peut en connaître davantage, parce que là tout est clair et pur, parce que…
À ce moment Levine se rappela ses propres péchés et la lutte intérieure qu’il avait subie. Il termina donc sa tirade d’une manière imprévue :
- Au fait, peut-être as-tu raison. C’est bien possible… Mais je ne sais pas, non, je ne sais pas.
- Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d’une pièce. C’est ta grande qualité mais aussi ton défaut. Parce que ton caractère est ainsi fait, tu voudrais que la vie fût constituée de même façon. Ainsi tu méprises le service de l’État, parce que tu voudrais que toute occupation humaine correspondît à un but précis – et cela ne saurait être. Tu voudrais également un but dans chacun de nos actes, tu voudrais que l’amour et la vie conjugale ne fissent qu’un – cela ne saurait être. Le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des oppositions de lumière et d’ombre.

Anna Karénine, Première partie, chapitre XI

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Ami lecteur, ce n’est pas vous qui me féliciterez d’avoir résisté à la tentation. Car pendant plus d’un mois, j’ai résisté à celle d’écrire sur ce blog. Rien, même pas un commentaire ni un regard aux statistiques, l’abstinence complète afin d’échapper à ce qui m’était apparu devenir une addiction. J’aurais pu vous prévenir de ma résolution, mais non, silence radio, et sans le moindre scrupule. Quand je vous disais que je suis infidèle…

Je suis aussi opportuniste. J’ai lâchement profité d’un surcroît de travail auquel je me suis assidûment consacré, ainsi que d’un bon roman qui m’a tenu éloigné de toute velléité littéraire. Il faut dire que face à un monument comme Anna Karénine, l’écrivaillon ne peut que faire taire son clavier. Je ne vous ferai pas l’offense supplémentaire de vous apprendre ce qu’est, selon Louis Pauwels, « ce grand roman de l’adultère, au souffle beaucoup plus grand que Madame Bovary ». J’ai bien une prédilection naturelle pour m’étendre - et même me vautrer - sur ce thème, mais c’est plutôt l’intrication du roman avec la vie personnelle de son auteur dont j’ai envie de vous parler.

Anna Karénine s’inscrit à un tournant de la vie de Lev Nicolaievitch Tolstoï. Guerre et paix lui a déjà apporté la renommée, il n’en est pas moins déchiré entre sa vie littéraire mondaine et sa religiosité puritaine. Un soir de 1873, après avoir relu Pouchkine, le bouillant Tolstoï se lance dans ce roman comme sous l’effet d’une impulsion créatrice incontrôlable - pour ainsi dire libidinale au sens psychologique du terme. Il croit alors pouvoir le terminer en deux semaines, et le publier sous forme de feuilleton dans le messager russe. Quatre ans plus tard, il y est toujours. Après avoir touché 20000 roubles – la somme la plus importante jamais versée pour un roman à cette époque – Tolstoï ne parvient pas à accorder le démon littéraire qui l’aiguillonne, avec ses méditations existentielles au thème récurrent : « Quel est le sens de la vie ». Partagé entre l’envie de peaufiner son chef d’œuvre et celle d’en finir, il en multiplie les plans et les variantes qui finissent par compter autant de pages que l’énorme roman final, soit plus de 850 pages dans l’édition de poche.

La chronologie de ces variantes montre que l’intrigue initiale entre Anna Karenine et son amant le prince Vronski, s’est peu à peu enrichie d’une histoire parallèle : celle du couple vertueux Lévine – Kitty, largement autobiographique. En traversant ce roman de part en part, Lévine-Tolstoi semble donner le contrepoint moraliste de la chute d’Anna Karénine, et remplir ainsi sa mission prosélyte comme le souligne la citation Biblique de la préface « À moi la vengeance et la rétribution » - ce qui prête à sourire quand on réfléchit à l’ambiguïté du mot « moi ». Néanmoins, il ne se départit pas d’une certaine sincérité, notamment lorsqu’il décrit comment Lévine confie son journal intime à sa jeune épouse pour lui avouer son « impureté sexuelle » au soir de sa nuit de noce, épisode autobiographique qui torturera Tolstoi jusqu’à son lit de mort.

C’est cette sincérité là qui désarçonne Lévine dans ce dialogue avec Oblonski, qui  incarne le jouisseur opportuniste, le terrien sympathique, aux préoccupations prosaïques étriquées comparées aux élans passionnés d’Anna Karénine. C’est pourtant ce personnage attachant, dépeint par l’auteur avec tout l’amour du Seigneur envers le pêcheur à convertir, qui balaye les arguties du moraliste. Comme un clin d’œil à la vie terrestre avant que Tolstoï n’embrasse la blancheur immaculée où il se perdra.

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