03 février 2014
L’homme trophée 3 – le coup de grâce
Assis dans un café à côté de Judith, l’ordinateur portable posé face à eux sur la table, Thomas termine les deux premiers chapitres de cette histoire. Judith avait d’abord été contrariée que Thomas, son vieil amant, s’emparât de sa malheureuse liaison avec Victor, pour décrire une vengeance qui n’aurait jamais lieu. Elle reconnaissait dans cette fable des portions de vérité, mais enchâssées dans une trame romanesque dont elle n’aurait jamais pu tenir le premier rôle. Sa liaison avec Victor était toute fraîche, et elle n’avait pas rompu officiellement avec lui. Comment l’aurait-elle pu alors qu’elle n’était officiellement qu’un sex friend dans le meilleur des cas. « Comment veux-tu que je sorte de ta vie, puisque je n’y suis pas ! » lui aurait-il certainement rétorqué si elle s’était avisée de rompre en bonne et due forme. Ainsi la fable de Thomas était un succédanée de rupture qui permettait à Julie d’éviter un affront de plus, et de prendre un peu de distance vis-à-vis de cette relation nocive. Sans avoir besoin de l’écrire explicitement, Thomas s’était attribué le beau rôle de l’inconnu, et il se vengeait ainsi de son rival qu’il savait bien plus jeune et qu’il imaginait bien plus beau. En partageant ce fantasme avec Judith, il espérait ridiculiser Victor dans l’esprit de son amante afin qu’elle l’oublie définitivement.
En fin de compte, Judith finit par s’amuser de la fable de Thomas, remanie les SMS selon le style lapidaire que Victor avait institué, et rebaptise tous les intervenants : Ludivine fait bonne copine, Victor serait victorieux, et Judith évoque l’héroïne de l’Ancien Testament immortalisée par un tableau du Caravage où elle décapite Holopherne.
Selon le récit biblique, le général Holopherne, envoyé par Nabuchodonosor II pour massacrer tout le proche Orient, est arrêté à Béthulie. Il assiège la ville qui est sur le point de se rendre, quand une habitante entreprend un acte héroïque. Seule avec sa servante et des cruches de vin, elle pénètre dans le camp d’Holopherne, qui est immédiatement ensorcelé par la beauté et l’intelligence de Judith. Il organise un banquet en l’honneur de cette femme qui, une fois que les domestiques se sont retirés et qu’Holopherne est complètement ivre, le décapite sans autre forme de procès. La Judith biblique s’enfuie alors du camp avec la tête d’Holopherne pour trophée, tout comme la Judith de Thomas quitte l’Overside après avoir tué son désir pour Victor, l’homme trophée.
Ravis du fruit illégitime de leur union littéraire, Judith propose à Thomas de terminer la soirée dans un club libertin parisien, Le Mask, où ils pourront assouvir leurs désirs depuis trop longtemps frustrés. Quelques couples sont déjà là, accoudés au bar, d’autres sur les banquettes des alcôves du fond, où des tables basses permettent de poser son verre avant de s’abandonner à d’autres douceurs. Après avoir fait le tour du club, Judith et Thomas s’asseyent confortablement dans ces coins câlins de plus en plus bondés qui permettent tous les ébats. Pour eux, ce serait plutôt tous les débats, car l’ombre de Victor qui les a suivis depuis le café est toujours là.
Confortablement blottie dans les bras de Thomas, dont la petite fable a remué de douloureux souvenirs dans l’esprit de Judith, elle évoque ses doutes et ses frustrations, lui explique combien elle a eu besoin de simple tendresse, tandis qu’elle livrait son corps au sexe sans état d’âme avec Victor. Tendrement enlacée à Thomas, dont la position ne lui permet que de toucher les seins de Judith, elle revit intérieurement sa liaison délétère avec Victor, qui fut pour Thomas source de frustration et d’incompréhension puisqu’il n’en avait pas connaissance. Dégoutée du sexe brut avec Victor, elle ne pouvait plus offrir à Thomas qu’un amour épuré de la sexualité, qu’elle réduisait avec lui à sa plus simple expression quand elle ne fuyait pas dans le sommeil dès qu’ils étaient enlacés. Ainsi les corps alanguis qui se vautrent tout autour d’eux dans la luxure illustrent cette baise dégoûtante tandis qu’elle s’assoupit dans les bras de son tendre amant. À force de céder sur les mots, on finit par céder sur la chose. Pour ce crétin de Thomas à la verge désespérément dressée, la réalité a rejoint la fiction, sauf qu’au lieu d’être l’artisan d’une vengeance, il en est la victime face à Victor le bien nommé. Judith l’a bel et bien attiré dans un club libertin pour le frustrer dans les bras d’un vieux rival : Morphée !
La morale de cette histoire, à l’usage des machos soucieux d’arriver à leurs fins avec les femmes, c’est Kundera qui nous la donne dans Le livre du rire et de l’oubli :
Le regard de l’homme a déjà été souvent décrit. Il se pose froidement sur la femme, paraît-il, comme s’il la mesurait, la pesait, l’évaluait, la choisissait, autrement dit comme s’il la changeait en chose.
Ce qu’on sait moins, c’est que la femme n’est pas tout à fait désarmée contre ce regard. Si elle est changée en chose, elle observe donc l’homme avec le regard d’une chose. C’est comme si le marteau avait soudain des yeux et observait fixement le maçon qui s’en sert pour enfoncer un clou. Le maçon voit le regard mauvais du marteau, il perd son assurance et se donne un coup sur le pouce.
Le maçon est le maitre du marteau, pourtant c’est le marteau qui a l’avantage sur le maçon, parce que l’outil sait exactement comment il doit être manié, tandis que celui qui le manie ne peut le savoir qu’à peu près.
Le pouvoir de regarder change le marteau en être vivant, mais le brave maçon doit soutenir son regard insolent et, d’une main ferme, le changer de nouveau en chose. On dit que la femme vit ainsi un mouvement cosmique vers le haut puis vers le bas : l’essor d’une chose se muant en créature et la chute d’une créature se muant en chose.
08:06 Publié dans Fictions, Réflexions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : homme trophée, libertinage, mask, kundera
22 janvier 2014
L’homme trophée 1 – le son du cor
Judith décrocha son téléphone et, sans utiliser le répertoire, elle composa comme un compte à rebours le numéro qu’elle connaissait par cœur. Après trois sonneries, elle tomba une fois de plus sur la boite vocale et son annonce standardisée, sans âme. Elle prit son inspiration et se jeta à l’eau. «Allô Victor, c’est Judith. J’ai quelque chose à te proposer qui t’aurait fait plaisir. Très plaisir si tu vois ce que je veux dire… Rappelle-moi si tu l’oses ! Salut !». Elle raccrocha à bout de souffle. Elle avait essayé de se montrer cajoleuse, voire racoleuse au fil de son message, mais une fois de plus, elle eut rétrospectivement l’impression d’avoir été nulle.
Accoudé au comptoir d’un bar festif, Victor n’avait pas entendu sonner son téléphone et n’avait pas décroché à temps. Il sortait d’un rendez-vous Tinder© peu concluant et il noyait sa libido en compagnie de Grégoire, un impénitent séducteur que la quarantaine auréolait d’un charme ravageur et qui s’apprêtait à retrouver une de ses nombreuses maîtresses. Le message de Judith le tira de sa morosité, et il en fit part à son compère :
- Ah elle me relance !
- Une de perdue, dix de retrouvées. Laquelle ?
- Bac-plus-sept.
- Ça rime avec prise de tête.
- Attends, je vais la cadrer direct, pérora Victor le téléphone en main. Il composa aussitôt un SMS outrageux pour impressionner Grégoire.
- Quel homme ! siffla Grégoire entre ses dents en lisant le message.
De Victor à Judith : Alors petit cul, tu es en manque ? Chez toi ou chez moi ?
Ce SMS bouleversa Judith d’une triste joie. Victor lui avait répondu bien vite, pour une fois, mais il fallait beaucoup d’imagination pour déceler de la tendresse derrière la muflerie de ce message lapidaire. Judith n’allait donc pas pouvoir faire sa proposition indécente de vive voix, ce qui n’était finalement pas plus mal. Elle aurait ainsi le temps de la réflexion, pour faire le point sur leur liaison et se donner le courage d’aller jusqu’au bout. Elle se remémora leur rencontre, dont les prémices auguraient déjà la suite de leur relation. Une soirée, un dragueur, un verre de trop. Une banquette salvatrice quand les jambes se dérobent et la tête tourne. Tandis qu’elle pouvait encore papoter avec les uns et les autres, non seulement son dragueur ne l’avait pas lâchée, mais il avait poussé l’audace jusqu’à dénuder son épaule pour y déposer des baisers enivrés, tout en faisant glisser la bretelle de son soutien-gorge. Elle l’avait repoussé une première fois plutôt maladroitement, mais assez fermement pour qu’il cesse cette approche grossière. C’était sans compter avec la ténacité de ce dragueur invétéré qui était revenu à la charge et lui avait joué la sérénade tant et si bien qu’elle s’était sentie succomber à cet homme qui, du regard et des lèvres, lui disait combien il la trouvait belle. Pourtant elle avait sa dignité et n’était pas du genre à tomber comme ça dans les bras du premier venu, fût-il beau et sûr de lui, surtout devant ses copines, ou bien n’était-elle tout simplement pas assez ivre. Quand elle avait décidé qu’il était temps de rentrer, il lui avait emboité le pas tout à l’ivresse de pouvoir « dormir avec elle ». Au pied de l’immeuble, il lui avait proposée de la raccompagner, plus personne pour la juger pas même sa conscience et ils avaient fini la nuit ensemble. Rétrospectivement, cette première nuit avait été la meilleure, non seulement parce qu’ils avaient fait l’amour, ou plutôt baisé toute la nuit rectifia Judith intérieurement mais il l’avait tenu enlacée contre lui toute la nuit si bien qu’elle espérait alors avoir fait La Rencontre. Après cette première nuit, il avait mis trois semaines à lui donner signe de vie. La rencontre de l’une était le plan cul de l’autre. Puisqu’il voulait du sexe, il allait en avoir pensa Judith le téléphone en main, tout en escomptant bien attiser ses ardeurs, comme dans les bonnes vieilles leçons d’Aubade©.
De Judith à Victor : Toujours tenté par un plan à 3 ?
Un trio… après l’avoir baisée dans tous les sens, Victor n’avait pas cherché à connaitre autre chose d’elle qu’un plan à trois avec une fille d’un soir, songea Judith. Elle ne demandait pourtant pas la lune, n’exigeait pas de déclarations sirupeuses ni de sermensonges. Seulement partager un peu plus qu’une paire de draps de temps en temps, une sortie au restaurant, un tour au cinéma, apprendre à se connaitre. Les ballades la main dans la main, Judith s’interdisait d’y penser.
De Victor à Judith : Pourquoi ?
Accoudé au bar, Léonard n’en croyait pas ses yeux. Son grand fantasme allait-il enfin se réaliser ? Judith allait-elle enfin céder et accéder à ses désirs ? Il en fit part à Grégoire qui regardait son jeune compagnon avec l’affection du maître pour l’apprenti, une bonne douzaine d’années séparant les deux compères, mais aussi une pointe de jalousie. Léonard avait ses plus belles années devant lui, et il était bien parti pour les croquer à pleines dents, alors que pour un célibataire endurci comme Grégoire se profilait le spectre du déclin et de la solitude, lorsque son charme naturel ne lui permettrait plus d’accéder aux jeunes femmes, toujours aussi jeunes et donc toujours plus jeunes que lui.
De Judith à Victor : Ne répond pas à une question par une question !
Qu’est-ce qu’elle peut être chiante quand elle s’y met ! s’exclama Léonard, on ne peut rien dire sans qu’elle ne plombe l’ambiance avec ses remarques acerbes. On ne sait jamais où on met les pieds avec ses questions existentielles. Je n’ai pas envie de tomber encore dans un de ses pièges qui va se refermer en crise de jalousie où chacun voudra avoir le dernier mot ! Pas question de jouer encore au chat et à la souris avec elle.
De Victor à Judith : So what ?
Encore une question en guise de réponse, ragea Judith. Il se moque vraiment de moi ! Les messages de Victor, essentiellement interrogatifs, excédaient rarement plus de trois ou quatre mots, et Judith en avait assez d’en extrapoler des phrases dignes de ce nom pour imaginer ses intentions. Depuis qu’elle avait rencontré Victor, que savait-elle de lui au juste ? Pas grand-chose en vérité, hormis un tableau de chasse qu’il exposait avec ostentation. Avec lui, impossible d’aller au fond des choses, de connaître ses aspirations profondes, de savoir, car c’était là la véritable question de Judith, s’il était prêt à se fixer, c’est-à-dire se fixer un moment à ses côtés pour vivre quelque chose avec elle. Judith savait bien qu’elle ne pouvait pas poser une telle question ouvertement, car elle pressentait, à juste titre, que Victor prendrait immédiatement la tangente.
De Judith à Victor : J’en ai parlé à une pote, ça pourrait s’arranger…
Les hommes d’aujourd’hui sont immatures, ils ne pensent qu’à leur plaisir immédiat, ressassait-elle tandis qu’elle recevait immédiatement la réponse de Victor en confirmation de sa thèse favorite.
De Victor à Judith : Cool ! T’as une photo ?
Le physique, il n’y avait que ça qui comptait pour lui. Combien de fois Judith avait-elle dû affronter les photos des ex ou des futures ex de Victor, qu’il lui montrait ostensiblement avec autant de commentaires élogieux, leçons du corps à la Aubade qui renvoyaient Judith à plus d’angoisses féminines que tous les magazines de mode réunis. « Tu es belle Judith », lui avait-il dit un jour après quelques galipettes, « mais je suis plus beau que toi ! » avait-il aussitôt ajouté. Elle s’était gardée de lui rétorquer qu’il avait un peu d’esprit, mais pas assez pour comprendre le second degré de ses messages. Il l’aurait sans doute jugée « chiante » alors qu’elle s’efforçait de lui présenter un heureux caractère par peur de le perdre. Quand Judith se regardait dans la glace, elle ignorait l’harmonie de ses traits, la ligne de sa nuque, la fraîcheur de sa silhouette, la profondeur de son regard. Elle ne percevait rien de tout ce qui lui conférait un charme fou, obnubilée par le moindre défaut apparent selon les critères normatifs martelés par les magazines féminins. Ainsi chaque photo de rivale brandie par Victor était une occasion de complexe, car elle y trouvait toujours une supposée qualité physique dont elle aurait été dépourvue, qui justifiât qu’il la néglige. Paradoxalement, plus elle découvrait ces femmes, pour ainsi dire ses rivales photographiques que Victor avait pourtant quittées, mais qu’elle jugeait d’autant plus belles qu’elle était complexée, plus elle s’attachait à son amant. « Les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l’homme qui a eu de belles femmes », tel est le grand secret de la vie selon Kundera, et Victor avait toujours été très aimé.
De Judith à Victor : Voilà Ludivine, une copine rencontrée en soirée.
Comme tous les hommes, songea Judith, il lui en fallait toujours plus, c’est-à-dire plus de femmes. Dans cette réflexion ruminée jusqu’à devenir un lieu commun, Judith ne réalisait pas qu’elle excluait de « tous les hommes » ceux qu’elle ignorait, ou tout au moins ceux qu’elle n’envisageait pas sur un plan intime, et son observation était exacte puisqu’elle s’intéressait essentiellement aux hommes convoités. Ce qui excitait sa convoitise et celle de ses pairs, ce n’était pas simplement une question de beauté plastique, car l’attrait d’un homme ne se résumait pas à une jolie figure, mais était pour elle une question d’esprit, de prestance, d’audace, d’assurance, résultaient de tout un ensemble de qualités comportementales plus qu’intrinsèques, qui confèrent à l’homme son charme social et faisait rêver Judith. Pour juger de toutes ces qualités, rien de tel qu’un palmarès. La rencontre tant attendue, qu’on imagine être celle de deux individus sous l’auspice de la providence comme dans les romances, résultait d’une compétition d’autant plus ardue que Judith et Victor vivaient dans un microcosme citadin hyper connecté. Avec les réseaux sociaux pour vecteur de la réputation, la plupart des regards étaient braqués sur les même personnes, celles qui apparaissaient à tort ou à raison être les plus brillantes. À ce jeu, Victor faisait partie des gagnants, et Judith était flattée qu’un tel homme s’intéressât à elle. Avoir Victor pour petit ami officiel constituait un véritable trophée pour lequel elle pouvait tout sacrifier. Pour elle qui était si complexée, supplanter toutes ses rivales photographiques aurait constitué une revalorisation narcissique telle qu’elle était prête à pardonner tous les affronts de ce séducteur, alors que pour Victor installé dans la spirale du succès, Judith n’était qu’une femelle de son cheptel pour laquelle il n’avait aucun égard particulier. Pourquoi donc aurait-il dû s’attacher à une seule femme, à l’exclusion de toutes les autres, alors qu’il pouvait jouir d’elles toutes alternativement ? Pour lui, l’étape suivante de la marche du plaisir consistait à jouir d’elles simultanément.
À peine eût-il reçu la photo de Judith et Ludivine que Victor la brandit sous le nez de Grégoire :
- Elles sont bonnes, hein ?
- Joli petit lot, c’est le cas de le dire, les deux font la paire. C’est laquelle bac-plus-sept ?
- Judith, c’est celle de gauche. Dans tous les sens du terme.
- Eh bien, tu ne vas pas t’embêter ! ajouta Grégoire narquois, un trio avec des féministes gauchistes, je ne sais pas si tu vas en sortir vivant !
- Ça me changera des pétasses Sarkozistes. Une fille avec un beau cul mais sans esprit ni conversation, ça va bien pour une nuit, mais c’est à mourir d’ennui après deux semaines de vacances. Avoir Judith dans mon lit me donne l’impression d’être intelligent. Je me dis que si j’ai pu la séduire, c’est que je ne dois pas être trop con. Elle au moins, elle peut parler philo ou politique entre deux rounds sous les draps.
- Tant que ça tourne pas au pugilat, persifla Grégoire.
Victor sentit une pointe d’admiration derrière les remarques de Grégoire. Ce dernier s’était pourtant vanté d’avoir vécu de mirifiques trios avec quelques-unes de ses maîtresses, ce qui avait titillé les désirs plus classiques de Victor, au point que cela devienne une idée fixe et qu’il fasse part de cette lubie à toutes ses amantes, sans aucun succès jusqu’alors. Victor enviait donc Grégoire pour les trios dont il parlait, et Grégoire enviait Victor pour le trio qu’il allait vivre, ainsi que pour son amante intellectuelle dont il se moquait. Le glorieux méprise ce qu’il ne peut avoir.
De Victor à Judith : Au moins tu as bon goût, elle est bonne. Dans quel lit ?
Judith fut une fois de plus blessée par son message, tout particulièrement par ce « Au moins » qui lui déniait les atouts dont elle se croyait déjà dépourvue, alors que c’était un compliment dans l’esprit de Victor qui aurait dû écrire « Toi au moins, tu as bon goût ». Un seul mot vous manque et le sens tout entier peut changer. Cette dévalorisation ressentie par Judith n’était pourtant rien comparativement à la dernière humiliation qu’il lui avait infligée. Tandis qu’il répondait rarement aux appels de Judith, tant il était occupé par ailleurs, il ne se gênait pas pour lui demander de le rejoindre à toute heure de la nuit, et elle courait se faire baiser comme une junkie en manque cherche sa dose, avec le fol espoir de conquérir le cœur de son amant. Ainsi était-elle venue chez lui à l’heure où les derniers métros dorment depuis longtemps. Il l’avait accueillie avec l’empressement du désir qu’il voulait assouvir. Judith avait un peu temporisé en s’échappant vers la salle de bain pour mieux se préparer aux étreintes de son amant. Là, elle avait découvert des sous-vêtements féminins. « Pourquoi faut-il toujours que tu sois si chiante ! » lui avait-il répondu quand elle osa le questionner sur cette lingerie, « c’est à une cousine de passage, elle ne sera pas là ce soir. Viens ! J’ai envie de toi ! ». Une heure plus tard, repus de sexe, Judith se préparait à passer le reste de la nuit tendrement enlacée à son bourru d’amant, quand il lui avait dit à l’autre bout du lit « Et maintenant tu dégages ! ». « Tu ne comprends pas que je suis un salaud ? Dégage ! » Avait-il ajouté encore un ton plus haut. Judith avait claqué la porte après l’avoir copieusement insulté, et s’était retrouvée en larmes sur le trottoir, contrainte de prendre un taxi pour rentrer seule chez elle. Il suffisait qu’elle se remémorât ce pathétique épisode pour avoir le courage de continuer.
De Judith à Victor : Aucun, on a trouvé un club où on peut baiser et danser. C’est dimanche ou c’est mort. Après, elle part au Japon.
Le matin même, Judith avait croisé une troupe de Japonais sur les Champs-Elysées. Ils ressortaient de la boutique Louis Vuitton, et toutes les femmes portaient le même sac à main. Elle s’était demandée pourquoi toutes ces femmes désiraient le même modèle, sans se demander pourquoi elle désirait Victor sur la base du désir qu’il inspirait aux autres femmes. Il y avait effectivement une grande différence entre avoir à son bras Victor, l’homme trophée de l’amour, et un de ces icônes de la mode. Chaque sac, produit à des milliers d’exemplaires, appartenait à une seule femme, ce qui n’était pas le cas de Victor pour lequel elle luttait dans l’espoir d’en accaparer l’unique exemplaire. Elle n’était pas pour autant dans une logique consumériste : un seul Victor lui suffisait amplement, aussi ne voulait-elle pas le voir à d’autres bras, mais savoir qu’il avait été aux bras de belles femmes justifiait son désir.
On peut d’ailleurs se demander si la concentration humaine en milieu urbain ne favorise pas un certain mimétisme social, dont le mimétisme du désir, ce qui atteindrait son paroxysme au Japon où l’individu s’efface au profit du groupe. Ainsi « Je vous aime » est traduit par « 大好きです» ce qui signifie littéralement « vous êtes très aimé ». Le « Je », qui nous parait paraît primordial dans l’expression d’un sentiment aussi subjectif que l’amour, est éludé au profit d’un groupe impersonnel : Vous êtes très aimé (par tous dont moi (et peut-être ne vous aimerais-je pas si les autres ne vous aimaient pas autant))
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19 septembre 2007
Le jeu
Il faut atteindre les dernières pages de Hors jeu, le premier roman de Bertrand Guillot alias SecondFlore, pour comprendre véritablement son sujet : Le Jeu. C’était pourtant dans le titre, me direz-vous judicieusement, mais il m’aura fallu du temps pour comprendre combien ce titre a été bien choisi. Car Hors jeu a pour ambition de traiter du jeu sous tous ses aspects : de la cruauté du jeu de la drague à la vacuité du jeu social, de l’aliénation du jeu vidéo à la folie du jeu de casino, en passant par le jeu télévisé qui en synthétise toutes les tares, omniprésent sur nos écrans et dans ce roman où il nous apparaît plus que jamais comme la caricature grossière des jeux sociaux insidieux. Bien des auteurs ont traité divers aspects du jeu, Dostoïevski avec Le joueur bien sûr, mais aussi Houellebecq, Beigbeder, Kundera, et on les perçoit entre les lignes de Hors jeu, que ce soit pour le fond ou sous la forme. Dans l’ombre de ces monuments contemporains, traiter un sujet aussi vaste est probablement une gageure.
Bertrand s’en sort bien avec un roman accrocheur, au style résolument moderne qui nous entraîne dans les tribulations de Jean-Victor Assalti, héros creux dont le vernis craquelle au point que sa vaniteuse puérilité finit par nous être sympathique. Tombé au chômage après une ascension aussi fulgurante qu’éphémère, il cherche à rebondir dans un jeu télé dont il veut rafler le gros lot avec panache. Il me semble que le tournant du roman se situe à la fin de la troisième partie - lorsque Jean-Victor retrouve une des candidates du jeu - au cours d’un paragraphe que je vous livre in extenso :
Prenant mon courage à une main, ma rose dans l’autre, j’ai avancé. Doucement. En passant, j’ai repéré une table où deux filles lookées Vogue buvaient de grands verres de vin blanc. « Même sur Meetic je ne suis tombée que sur des caves », disait Marie-Claire à Isa.
J’ai tout juste eu le temps de cacher la fleur sous la chaise. Emma a posé son livre, relevé la tête, m’a vu. Sourire d’ange.
- Bonjour !
- Et dire que j’ai cru ne jamais revoir ce sourire…
- On trouve toujours quand on sait chercher, Monsieur le Conseiller…
Ai-je rêvé ou elle avait rapproché sa main sur la table ? J’ai préféré parler de son livre.
- Risibles amours, donc. Tu aimes ?
- Oui. C’est un recueil de nouvelles. Je viens d’en finir une qui m’a fait penser à toi.
- Ah, oui ?
- C’est l’histoire d’un jeune couple. Le Jeu de l’auto-stop. Elle est timide et jalouse, lui est amoureux mais maladroit. L’his…
- Pardon, mais… Tu es timide, toi ?
- Idiot ! Donc l’histoire commence dans la voiture : ils partent en vacances. Ils parlent des auto-stoppeuses frivoles qui courent les routes tchèques, la fille imagine toutes les aventures qu’il a pu avoir, loin d’elle, dans sa voiture. Quand il s’arrête dans une station-service pour faire le plein, elle s’en va toute seule, à pied. Il la retrouve un peu plus loin, pouce levé comme une auto-stoppeuse. Il s’arrête à sa hauteur, la laisse monter…
- Un apéritif peut-être ?
La serveuse était arrivée à notre table, discrète comme une coupure publicitaire. Emma a fini son verre, m’a interrogé du regard.
- Bien sûr, j’ai dit. Tu reprends la même chose ?
- Ah non ! Varions les plaisirs.
Elle a tenté un merlot chilien, le moins cher de la carte, j’ai commencé par un bourgueil. La serveuse m’a demandé si nous voulions des grands verres. Bien sûr, j’ai répondu, et discrètement je lui ai demandé en bonus une chope de bière remplie d’eau.
- Les voilà sur la route, donc…
- Oui. Mais la situation a complètement changé. Un jeu s’est instauré : ils jouent a être deux inconnus qui vont finir la nuit ensemble. Libérée de sa timidité, elle joue la fille facile et y prend goût, elle le provoque et ça l’excite.
- Et alors ?
- Alors, le jeu les dépasse tous les deux. Prisonniers de leur scénario, ils ne peuvent pas éviter l’escalade. Quand ils arrivent à l’hôtel, il finit par la traiter de pute, littéralement je veux dire, il lui fait l’amour comme une brute, elle veut sortir du jeu mais n’y arrive pas, et elle finit par jouir comme jamais, mais en pleurant.
- Et elle le quitte ?
- On ne sait pas. Le garçon essaie de la consoler, sans succès. Tout ce que nous dit Kundera, c’est qu’il leur reste treize jours de vacances. J’aime quand les histoires n’ont pas de fin…
Son émotion était visible. Elle venait de loin, bien plus loin que nous deux. Je me suis retourné pour voir où en étaient nos apéritifs.
- Et quel rapport avec moi ? j’ai demandé.
- Le jeu !
Risibles amours est, à mon avis aussi, le meilleur livre de Kundera. Loin d’être une œuvre de jeunesse immature, chacune de ses nouvelles préfigure les romans de sa postérité. Ainsi Le jeu de l’auto-stop est une merveille d’engrenage psychologique initié par les règles d’un jeu imbécile qui mène un jeune couple au désastre en révélant la part d’ombre de chacun, la part de l’autre. Le jeu agit comme un révélateur de l’âme en bâillonnant la raison avec ses règles ad-hoc:
Et il ne servait à rien d’appeler au secours la raison et d’avertir l’âme étourdie d’avoir à garder ses distances et de ne pas prendre le jeu au sérieux. Justement parce que c’était un jeu, l’âme n’avait pas peur, ne se défendait pas et s’abandonnait au jeu comme à une drogue […] dans le jeu, on n’est pas libre, pour le joueur le jeu est un piège.
J’ai plus d’une fois pu constater combien cette phrase est vraie et comment le jeu pouvait exercer son emprise jusqu'à déborder ses protagonistes, comme ce fut le cas ici.
En conclusion, ne choisissez pas un de ces deux livres : ouvrez les deux comme les paupières sur la mécanique des jeux qui nous submergent.
10:00 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : Livres, Agrafe, Hors jeu, Bertrand Guillot, Kundera, Risibles amours, Le jeu de l'auto-stop
27 avril 2007
L'insoutenable légèreté de l'être (2)
"D'un côté, il y a les maisons et, derrière les grandes fenêtres du rez-de-chaussée qui ressemblent à des vitrines de magasin, on aperçoit les minuscules chambrettes des putains. Elles sont en sous-vêtements, assises contre la vitre, dans de petits fauteuils agrémentés d'oreillers. Elles ont l'air de gros matous qui s'ennuient. L'autre côté de la rue est occupé par une gigantesque église gothique du XIVe siècle.
Entre le monde des putes et le monde de Dieu, comme un fleuve séparant deux royaumes s'étend une âcre odeur d'urine."
J'étais au beau milieu de "L'insoutenable légèreté de l'être" de Kundera et je n'ai donc pas résisté au plaisir de recopier ce passage du roman pour vous décrire la vieille église calviniste, vierge de toute sculpture, dont je sortais. Comme toute église gothique, elle abritait à l'origine une orgie de décorations fastueuses, dont de nombreuses représentations du Christ, des saints, voire même des ecclésiastiques à la droite de Dieu au jour du jugement dernier - les prêtres avaient su appliquer le vieil adage: on n'est jamais aussi bien servi que par soi même. Le calvinisme, fidèle aux injonctions bibliques interdisant toute représentation divine, avait extirpé tout ce décorum de l'église, de sorte qu'elle n'était plus qu'un bâtiment pour abriter les fidèles qui ne risquaient plus d'adorer des idoles de pierre comme des fétichistes africains animistes. Face à ce monument de morale austère s'alignait la luxure drapée de pourpre lupanar, et mes pas me conduisirent presque malgré moi vers les vitrines obscènes. Des femmes y exhibaient des charmes usés, comme les pieds d'une vierge idolâtrée par de fervents catholiques. Il y en avait de toutes les couleurs, de toutes les tailles, plus ou moins jeunes, plus ou moins blondes, toutes désabusées. Certaines hissaient un rictus sur leurs lèvres alors que je jetais sur elles des regards équivoques. Derrière tous les simagrées commerciaux qu'elles m'adressaient, derrière leur maquillage qui craquelait déjà, je voyais apparaître leurs défauts distinctifs, leurs manies particulières, leur humanité sordide.
- L'unicité du "moi" se cache justement dans ce que l'être humain a d'inimaginable.
C'est ce qu'écrit Kundera, mais moi, je n'avais rien à faire de leur humanité misérable. Je ne voulais pas être désagréanblement surpris. Si je venais à pousser une de ces portes, je savais que leur masque dégoulinerait comme du mascara même si je n'imaginais pas exactement comment viendrait la désillusion. Je n'éprouverais plus alors que du dégoût pour ce qui était censé être des parangons de féminité, et qui n'en était que la mascarade. La féminité, la vraie, était ailleurs. C'est pourtant dans cette rue que je me suis arrêté. Non, c'est dans cette rue que je suis tombé en arrêt comme d'autres tombent amoureux. Derrière la vitrine embuée, elles ne semblaient attendrent que moi. Était-ce leur troublante gémellité, était-ce le reflet des spots de la vitrine sur leur peau tabac, satinée, d'une incroyable finesse, toujours est-il qu'après tant de laideur, elles m'ont immédiatement sauté aux yeux. Alors je me suis arrêté là, scotché à la vitrine, à les contempler sans bouger. Quelle ligne ! Quel affolant amalgame de galbes et de finesse, d'arrêtes émouvantes, de surplombs troublants !
- Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l'ont oubliée par erreur quelque part.
Oui, l'héroïne de Kundera avait raison, la beauté avait été oubliée là, et moi avec. Je les imaginais toutes les deux dans un autre contexte, avec des robes de soirée échancrées, des bas de soie délicats, dans l'intimité de ma chambre d'hôtel. Elles étaient si parfaites que tous les autres accessoires ne pourraient que les mettre en valeur. Et cette perfection là, ostensible jusqu'à l'ostentatoire, ne laissait rien au hasard. Je savais qu'elles seraient souples, maniables, malléables même, et que je pourrais en faire ce que bon me semblerait. C'était elles mon idéal féminin, elles deux identiquement parfaites, elles qui me permettaient d'envisager les plus folles combinaisons. Et plus je laissais vagabonder mon imagination, plus je sentais mon désir monter, irrépressible. J'imaginais déjà leur odeur, alors que je les disposerai sur le lit de ma chambre d'hôtel, leur douceur soyeuse sous mes doigts fiévreux, mon érection vibrante déjà. Je leur ouvrirai mon lit, je les glisserai l'une contre l'autre, je les regarderai dans toutes les positions, des plus naturelles aux plus perverses, dos à dos, face à face, sans dessus dessous, le talon de l'une dans la tige de l'autre. Je ne tiendrai pas bien longtemps, je ne résisterai au plaisir de sortir ma queue, ma verge rutilante d'excitation, de faire glisser mon gland sur elles, par-devant, par derrière. Et puis me déshabiller complètement, me rouler avec elles dans les draps parmi les robes et les bas, et finir par les prendre tour à tour, m'immiscer à l'intérieur de chacune d'entre elles, et jouir, jouir, jusqu'à les remplir de foutre toutes les deux. D'habitude, une seule me suffit, mais là, je savais qu'il me faudrait la paire. J'ai poussé la porte de la boutique et je suis entré.
- Et pour monsieur, qu'est-ce que ce sera ?
- Cette paire d'escarpins en vitrine s'il vous plait. En 36, je les préfère étroites.
07:55 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : Livres, fétichisme, Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Littérature
25 avril 2007
L'insoutenable légèreté de l'être (1)
Les hommes qui poursuivent une multitude de femmes peuvent aisément se répartir en deux catégories. Les uns cherchent chez toutes les femmes leur propre rêve, leur identité subjective de la femme. Les autres sont mus par le désir de s'emparer de l'infinie diversité du monde féminin objectif.
L'obsession des premiers est une obsession romantique: ce qu'ils cherchent chez les femmes, c'est eux-mêmes, c'est leur idéal, et ils sont toujours et continuellement déçus parce que l'idéal, comme nous le savons, c'est ce qu'il n'est jamais possible de trouver. Comme la déception qui les pousse de femmes en femmes donne à leur inconstance une sorte d'excuse mélodramatique, bien des dames sentimentales trouvent émouvante leur opiniâtre polygamie.
L'autre obsession est une obsession libertine, et les femmes n'y voient rien d'émouvant: du fait que l'homme ne projette pas sur les femmes un idéal subjectif, tout l'intéresse et rien ne peut le décevoir. Et précisément cette inaptitude à la déception a en soi quelque chose de scandaleux. Aux yeux du monde, l'obsession du baiseur libertin est sans rémission (parce qu'elle n'est pas rachetée par la déception).
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