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29 février 2016
Un seul espoir
— C’est grave docteur ?
— Vous savez, à votre âge, c’est irrémédiable.
Le vieil horloger de Saint-Omer n’écouta pas davantage le discours lénifiant du médecin. Tout venait de s’arrêter au mot irrémédiable. Il régla la consultation et quitta le cabinet médical sans dire un mot de plus. Il aurait dû retourner à la boutique, mais il n’avait plus le cœur à sourire aux clients derrière son comptoir. Après toutes ces années de labeur, toutes ces innovations dont il avait été le fer-de-lance, toutes ces audaces commerciales qui lui avaient permis de se hisser, marche après marche, parmi les notables départementaux, il avait l’impression de n’être plus qu’une vieille horloge comtoise, pour ne pas dire un vieux coucou dans son entreprise qui fonctionnait très bien sans lui. Sa femme tenait d’ailleurs fermement la caisse, qu’aurait-il bien pu arriver sans lui ce jour-là ? Sans trop savoir pourquoi, il eut envie d’aller voir la mer. Jacques Lecoutre monta dans sa voiture sous le crachin du Nord, enclencha les essuies glaces, regarda un moment leur va-et-vient régulier sur le pare-brise, et il prit la direction de Dunkerque.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Laura Lecoutre entendit enfin le crissement familier de la voiture de son mari, sur les gravillons de l’allée du garage. Elle vit par la fenêtre qu’il n’était pas seul. La porte d’entrée de leur pavillon s’ouvrit brutalement sur un rude gaillard enjoué à la peau hâlée, qui traînait derrière lui une grosse malle. Jacques le suivait en titubant. Son teint rougeaud justifia ses explications. Le type avec lequel il avait un peu trop bu avait eu la gentillesse de le raccompagner, il allait passer la nuit chez eux et partirai le lendemain matin. Le regard de Laura dégrisa l’inconnu. Elle prit son ciré trempé en murmurant un merci réprobateur, et le conduisit à la chambre d’amis.
Le lendemain matin, enveloppée dans son peignoir, Laura émergeait à peine d’une nuit sans rêve devant son café fumant, quand elle réalisa que l’inconnu se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine.
— Bonjour, lui dit-il d’un air gêné.
— Bonjour, vous n’êtes pas parti avec Jacques ?
— Non, je ne savais pas qu’il partait si tôt, je viens de me réveiller.
— Les marins se lèvent tôt d’habitude.
— Je ne suis pas marin, je suis tatoueur itinérant. Je m’appelle Ruiz.
Laura se surprit à parcourir du regard le corps de cet homme à la recherche de tatouages, en vain. Seules ses mains aux doigts fins dépassaient de son gros pull de laine. Ruiz devait avoir son âge, c’est-à-dire une bonne trentaine d’années. Ni beau, ni laid, mais le regard sombre. Laura lui désigna la chaise face à elle d’un coup de menton, et elle lui servit un café silencieusement. Elle reprit sa place et porta la tasse à ses lèvres. La fumée du café encore chaud glissait devant ses yeux clairs.
— Combien de temps ça prend, un tatouage ?
— Ça dépend. Ça vous plairait ?
— J’y pense.
Aux abords de midi, Laura décida qu’elle n’irait pas à la boutique ce jour-là. La table de la cuisine, que Ruiz et elle n’avaient pas quittée de toute la matinée, était jonchée de croquis. Laura esquissait des idées toutes faites que Ruiz couchait au stylo-bille. Il dessinait d’un trait sûr tous les rêves de marins, des roses et des sirènes, des tigres et des guitares, toutes ces choses qui n’impressionnent plus personne, ni les fils de bonne famille, ni les filles des ports. Laura opta pour le papillon. Elle l’avait vu dans un magazine.
L’après-midi venu, elle décida qu’il était temps d’offrir ses reins au virtuose du stylo bille. Quand elle entra dans la chambre d’amis, Ruiz l’attendait assis sur le lit, en marcel blanc. Elle s’était imaginé être fortement impressionnée par des bras recouverts de tatouages, mais ceux de Ruiz en étaient totalement vierges. En revanche, elle ne put réprimer un frisson à la vue des aiguilles et du dermographe métallique dans la malle du tatoueur. Conformément à sa promesse, elle abandonna son peignoir et s’étendit sur le lit, en sous-vêtements, tout en pensant très fort à son mari. Ruiz lui murmura doucement qu’il allait d’abord dessiner le papillon au stylo tout en bas du dos, pour permettre à Laura de s’assurer du motif avant le tatouage définitif.
Au contact des doigts de Ruiz sur son corps, Laura se retint de se relever et de tout arrêter. Dans quelle folie s’était-elle donc engagée ? Elle clôt ses paupières pour sceller son serment, et elle tendit les mains vers ses hanches. Tout en sentant la pointe du stylo courir sur ses reins, elle fit imperceptiblement glisser son slip vers le bas, dévoilant peu à peu sa croupe au regard du tatoueur. Quand elle ouvrit de nouveau les yeux, elle vit son impudeur dans le reflet de l’armoire à glace. Ruiz avait du mal à poursuivre son ouvrage. Sa langue humectait régulièrement ses lèvres sous l’effet du désir plus que l’effort de dessiner. Lorsque l’élastique du slip parvint enfin au sillon fessier, Ruiz y laissa choir son stylo. Laura se cambra légèrement et l’homme oublia totalement son œuvre pour baiser le cul somptueux qui s’ouvrait sous ses yeux. Il avait perdu toute réserve. Tout en se déshabillant hâtivement, il fit glisser le slip tout au long des jambes nues, avec les dents. Sans plus faire dans la dentelle, il plongea son nez au méridien de ses désirs pour y lécher l’équateur. Il y trouva la mousson.
Laura se cambrait d’instinct sans quitter l’armoire des yeux. Depuis combien d’années n’avait-elle pas été baisée ainsi ? Jacques aurait bien pu lui faire cela, mais voilà, son mari n’envisageait pas d’entamer un voyage sans parvenir à son terme. Elle continua d’observer le tatoueur dans le reflet du miroir tout en se laissant gagner par le plaisir. Les bras noueux de cet homme, pour lequel elle n’éprouvait qu’un brutal désir charnel, lui enserraient les flancs. Elle sentit ses mains, si délicates à manier le stylo, lui empoigner les seins pour triturer ses mamelons. Elle apprécia cette virilité dont elle avait oublié la ferveur animale. Ruiz la lapait comme un chien. Entre son ventre plat et ses jambes fléchies, son sexe dressé était prêt à la saillie. Sur sa hanche était tatouée une ancre de marine, parée au mouillage.
Laura replia ses cuisses sous son ventre. Il lui avait fallu des années pour s’y faire, mais elle était prête maintenant. L’homme derrière elle se redressa et la couvrit. Elle sentit la verge dure l’envahir lentement, lui ouvrir les chairs si longtemps restées vierges de toute virilité. Il commença son va-et-vient avec la régularité d’un balancier d’horloge, ponctué par le claquement caractéristique de chaque coup de reins contre ses fesses. Laura observa attentivement son propre reflet dans la glace de l’armoire, les traits de son visage vrillés par l’éclosion du plaisir. « Je t’aime » sembla-t-elle se dire à elle-même tandis qu’on lui faisait l’amour. Alors la porte de l’armoire s’ouvrit lentement et Jacques en sortit silencieusement. Tout entier à sa besogne, Ruiz n’entendit pas le mari approcher, mais il sursauta quand Jacques lui posa amicalement la main sur l’épaule. Le tatoueur regarda le vieil horloger lui adresser un triste sourire, et puis s’asseoir au chevet de sa jeune épouse.
Jacques caressa amoureusement les cheveux de Laura, haletante sous les coups de boutoir de son amant. Elle aurait pu prendre le sexe de Jacques en bouche, mais il avait toujours considéré la fellation comme une forme de réanimation. Désormais, ce ne serait plus qu’une pathétique tentative de résurrection. Son cas était irrémédiable. Sur le point de jouir, elle prit la main de Jacques pour la serrer entre ses doigts. Elle vit alors, pour la première fois, tatouée à l’aine de son époux, une ancre de marine identique à celle que portait Ruiz. Une petite ancre fine, à la verge verticale. Ce serait désormais la seule verge raide qu’il n’aurait jamais sur le ventre.
Jacques regarda le magnifique dessin qu’avait réalisé Ruiz sur les reins de son épouse. C’était un voilier en pleine tourmente. Il songea alors qu’il ne faut pas lier une vie à un seul espoir ni un navire à une seule ancre.
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Si vous avez participé au Prix de la Nouvelle Érotique, vous avez sans doute reconnu la double contrainte du 25 Octobre dernier. Vous avez aussi compris que je ne fais pas partie des 30 heureux élus mais des 212 malheureux déçus. Libre de faire ce que bon me semble de ce texte, je le publie tout simplement sur mon blog.
Et vous, ami auteur qui partagez mon sort, qu’allez-vous faire de votre nouvelle qui vous aura coûté, à vous aussi, une nuit de sommeil ? Si vous décidez de la publier sur votre blog ou toute page en libre accès, n’hésitez surtout pas à me l’indiquer en commentaire et je me ferai un plaisir d’établir un lien vers votre nouvelle ici-même:
- Délicieux jeu de piste, de Léon de Griffes
- Passer du rêve à la réalité, de Pallilogienyc
Ainsi célébrons-nous virtuellement notre passion commune pour l’écriture, que nous avons ressentie au cours de ce combat personnel au souvenir prégnant toute la nuit du 24 octobre 2015, où nous aurons donné le meilleur de nous-même pour atteindre ainsi une certaine vision de l’élite, fut-elle modeste.
21:48 | Lien permanent | Commentaires (14)
Commentaires
Le mardi 01/03/2016 à 17:28 par Léon de Griffes :
Très bonne idée et très belle histoire. Je profite donc de l'invitation pour partager la mienne, qui n'a pas eu davantage de chance.
http://leondegriffes.com/2016/03/01/delicieux-jeu-de-piste/
Merci
Léon de Griffes
Le mardi 01/03/2016 à 17:51 par Vagant :
@Léon de Griffes : Je constate que la barre était bien haute puisqu'une belle nouvelle comme la votre n'a pas été retenue.
Le jeudi 03/03/2016 à 06:40 par calouan :
merci pour ce don. une belle lecture à n'en point douter...
Le jeudi 03/03/2016 à 10:51 par June :
Un superbe texte très original, un peu douloureux. Qui fait penser à la chanson de Jacques Bref.... Amsterdam....
Bravo... Je la trouve excellente, cette nouvelle !
Le jeudi 03/03/2016 à 16:40 par Pallilogie :
Le mien n'a pas été sélectionné non plus... donc voici le lien vers la page où il figure, je l'ai juste agrémenté de trois illustrations...
https://pallilogienyc.wordpress.com/2016/03/03/passer-du-reve-a-la-realite-2015/
Françoise
Le jeudi 03/03/2016 à 18:37 par Comme une image :
Aucune conscience professionnelle, ce tatoueur !
Le jeudi 03/03/2016 à 23:10 par Vagant :
@Calouan: Merci, et toutes mes félicitations pour votre sélection. N’hésitez pas à relayer mon appel au don.
@June: Ah l'incontournable Brel ! Merci pour votre commentaire, même si je ne pense pas avoir été bien original. Je suis certain que le recueil des 30 finalistes sera superbe.
@Pallilogie: Très joli texte d'une grande sensualité. Même si la consigne le suggérait, le tutoiement demeure un parti-pris délicat.
@CUI: La déontologie aura été mise à rude épreuve.
Le mercredi 09/03/2016 à 10:08 par Ephra :
Le nom des personnages, ainsi que la situation, me font penser à un hommage au magnifique et terrifiant Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable de Romain Gary. Est-ce juste ?
Le mercredi 09/03/2016 à 10:15 par Vagant :
Mais oui, bien sûr ! Vous avez tout compris ! J'avais bien ce superbe roman en tête en écrivant cette nouvelle, et j'ai choisi les prénoms de mes personnages en conséquence.
Le jeudi 10/03/2016 à 04:03 par Rita Renoir :
Sincèrement, bravo, certes votre nouvelle n'a pas été sélectionnée, mais vous pouvez en être fier. C'est excitant à souhait et la chute est parfaite. J'apprécie réellement votre style qui s'est apuré au fil du temps et qui suscite de belles émotions. Je ne doute pas de votre progression dans cette jungle de l'édition.
Le mercredi 23/03/2016 à 20:38 par 502 :
Salut l'homme ! C'est avec grand plaisir que je reviens musarder par ici. Passionné depuis mon adolescence par les chartes, c'est avec un plaisir de sous-marinier en permission que j'ai découvert celle de ton blog. La nature et l'éducation ayant fait de moi un fauteur de trouble, j'ai ensuite entrepris une lecture attentive de ton dernier billet, à la recherche de la moindre petite faute ou polémique. Je n'ai rien trouvé. Mais je serai quand même "celui par qui le scandale arrive"... car je suis en mesure de prouver scientifiquement que la fumée d'un café chaud ne peut pas s'élever de la tasse comme tu le prétends sans vergogne, trompant ainsi tes lectrices et lecteurs incrédules, relayant ainsi les images soigneusement stylisées de la grande industrie du café, ruinant donc les petits producteurs malgaches qui n'approvisionnent pas ces grandes sociétés de production. De tout cela, ta charte ne dit mot. Mais s'il ne s'agissait que de crucifier la petite paysannerie... Ton tatoueur trouve la mousson en léchant l'équateur. Or, les pluies de la mousson affectent les zones tropicales. Certes, il pleut sur l'équateur mais souvent à cause de cellules de basse pression et non à cause des vents de mousson. Bon, en même temps je comprends que tu ne pouvais pas écrire : "il lui lécha la chatte, toute sous l'emprise de basses pressions". A moins de faire un jeu de mot sur "pressions" et sur "basses" au sens de peu digne moralement, tout comme l'est mon commentaire mais tu auras compris que j'étais bien joyeux de te lire et de jeter au pied de ton illustre blog du bric, du broc, dans un grand fatras tout en toc, pour te remercier de ces fruits qui ont passé les promesses des fleurs et je crois que je ne finirai pas cette phrase...
Le mercredi 23/03/2016 à 20:58 par Comme une image :
Je sens le scandale arriver à grand pas fumants.
Le dimanche 27/03/2016 à 10:22 par Pallilogie :
Je viens de lire le texte vainqueur... Je reste convaincue que le mien ne méritait pas d'être sélectionné pour la finale... Je ne suis vraiment pas au niveau...
Mais le résultat final me laisse pour le moins perplexe... Ouf, la morale est sauve... ! Point de trio, juste le rêve humide d'une veuve inconsolable... juste un retour en arrière, sur une liaison passée...
Bref, j'ai l'impression qu'on m'annonçait avec pertes et fracas, un festival rock et d'assister au concours de l'Eurovision...
Ce diable là n'a guère besoin d'avocat...
Quelle déception ! Votre texte était érotique, ceux que j'ai lus, qui n'ont pas été sélectionnés l'étaient aussi... mais où donc ce cache l'érotisme dans le texte vainqueur ?
Le dimanche 27/03/2016 à 23:49 par Vagant :
@Rita : C’est gentil, mais je ne suis pas sûr de mériter de tels éloges avec mon histoire. Trop courte et manque de sexe, à mon humble avis. Quant à une éventuelle progression dans la jungle éditoriale, je n’en ai pas vraiment envie. Je n’ai pas les dents très longues, vous savez. Un texte publié par-ci par-là suffit bien à mon bonheur de petit auteur confidentiel.
@502 : Toi ici ? Quel plaisir de te lire, plaisir sans doute partagé par toute la gent féminine, mais qui aimerait sans doute voir le bout de ta queue plus que celui de ta plume ! À quand la réouverture de ton blog aux illustrations facétieuses ? Pour répondre à ton commentaire, oui, elle pue cette charte. Je ne l’ai pas changée depuis l’ouverture de ce blog et je crois qu’elle est un peu rance. D’autant que la fréquentation des blogs n’est plus ce qu’elle était et je ne peux plus trop faire la fine bouche quant à la qualité orthographique des commentaires. Quant à mon texte, même pas sélectionné parmi les finalistes, on essaiera de faire mieux la prochaine fois.
@CUI : Le scandale ? Quel scandale ?
@Pallilogie : Je suis d’accord avec vous. La nouvelle choisie est très bien écrite, et l’on ne peut que saluer le savoir-faire de la lauréate, professionnelle de la communication, pour avoir été capable de produire un texte d’un tel niveau en une seule nuit. Malheureusement, sa lecture n’a pas entraîné le moindre frémissement de ma queue. À écouter le débat du jury, je devine ne pas avoir été le seul. Cette nouvelle a toutefois l’immense avantage de ne pas être entachée de la moindre grossièreté, ce qui permettra de la publier partout sans risquer de trop choquer, et défendre une posture plus littéraire qu’érotique de peur d’être confondu avec la pornographie ennemie. Mais à vouloir définir l’érotisme par opposition à la pornographie et en privilégiant l’élégance de la forme, ne perd-on pas de vue le fond, c’est-à-dire l’émotion recherchée, triviale dans son essence ?
Il y a des romans comiques qui ne font pas rire. Des films dramatiques qui ne font pas pleurer. Des thrillers qui ne font pas frémir. Aussi bien réalisés soient-ils, on les qualifie alors d’échecs. Il est plus difficile de dire qu’une nouvelle érotique est un échec, car elle n’entrerait pas dans la catégorie visée. L’émotion qu’elle doit susciter est si organique, fugace, intime et personnelle que d’autres peuvent bien être excités par ce qui nous aura laissés de marbre. Reste l’élégance littéraire de la forme qui offre des arguments plus dicibles qu’une mouillure ou une bandaison.
En fin de compte, que reste-t-il de nos amours ? De nos culs joufflus et de nos cons ruisselants de luxure ? Des perles et des coquillages…