22 octobre 2015
La couleur des sentiments
Cette note n’est pas une critique de plus du merveilleux film éponyme relatif à la ségrégation raciale aux États-Unis. Je vais effectivement vous parler de la couleur des sentiments, au sens chromatique du terme.
Tout est parti d’une question philosophique : Comment définir l’amour ? Une réponse possible consiste à dire que l’amour est un mélange de désir sexuel et d’affection pour autrui. L’amour filial n’est composé que d’affection. L’amour pour son conjoint sera composé à la fois de désir sexuel et d’affection, dans des proportions variables tout au long de la vie du couple. Je me suis risqué un peu plus loin en imaginant qu’on puisse décomposer tous les sentiments que nous nourrissons envers autrui, jusqu’à vous proposer une modélisation relationnelle.
Supposons que nos sentiments soient la conjugaison de quatre composantes primaires : le désir sexuel, l’affection, la haine et l’indifférence. Ces composantes seraient à la subtilité des sentiments ce que les couleurs primaires sont aux nuances du spectre colorimétrique. Il y aurait ainsi une correspondance univoque entre les proportions relatives de ces quatre composantes et tout l’éventail des sentiments qui nous relient aux autres. Afin de concrétiser mon modèle, affectons une couleur primaire arbitraire à chaque composante sentimentale : Le rouge pour le désir sexuel, le vert pour l’affection et le bleu pour la haine. Quant à l’indifférence, il agit comme l’inverse de la chromaticité.
Laissez-moi prendre quelques exemples pour illustrer mon propos.
Noir. Quel sentiment nous inspire un illustre inconnu, à l’autre bout de la planète, dont nous ne savons absolument rien ? Pas grand-chose, tout au plus une vague sympathie mais probablement pas de haine ni de désir sexuel à moins d’avoir de sérieux problèmes psychologiques, ou d’être en guerre. Nous aurons donc 1% d’affection et 99% d’indifférence, soit un vert extrêmement foncé indissociable du noir.
Sang de bœuf. Supposons maintenant que nous croisions cette personne dans la rue, et que nous la trouvions séduisante. Nous n’avons guère plus d’affection qu’auparavant, mettons 2% parce que l’inconnu est devenu notre prochain, que nous serions sensé aimer comme nous même si nous escomptions devenir des disciples du Christ. Toujours pas de haine à moins d’être raciste, sexiste, ou victime de je ne sais quelle pathologie haineuse. Quant au désir sexuel, il monte en flèche ! On ne connait rien de cette personne mais on éprouve envers elle 20% de désir sexuel. Les 78% restant demeurent de l’indifférence.
Brun profond. Voilà que cette personne nous aborde sous un quelconque prétexte. Vous faites connaissance, vous sentez bien qu’il y a des atomes crochus, et cette personne vous apparait de plus en plus séduisante. L’affection qui augmente avec la sympathie passe à 10%, ainsi que le désir sexuel qui passe à 30%. L’indifférence décroit donc à 60%.
Écrevisse. Vous sortez avec cette personne qui exerce immédiatement sur vous un irrésistible attrait. Le désir sexuel qui explose dès qu’elle vous enlace passe à 80% tandis que l’affection monte à 20%. L’indifférence a complètement disparu au cœur de l’étreinte.
Blet. Le lendemain, vous êtes sur un petit nuage. Le désir sexuel enfin satisfait est retombé à 30%, l’affection a continué de croître à 30% et l’indifférence est donc à 40% pour ce béguin qui n’est pas encore l’amour fou.
Gris taupe. Trois jours plus tard, l’élu(e) de votre cœur vous fait comprendre que ce n’était qu’un plan cul. Quel salaud/salope ! La haine surgit à 30%, l’affection demeure à 30% car vous ne parvenez pas à tirer un trait sur cette histoire d’autant que le désir sexuel demeure à 30%. L’indifférence est à 10% dans cet état passionnel.
On pourrait ainsi trouver les couleurs du divorce (entre le bleu marine et le vert foncé), celles du crime passionnel (variations du gris), du viol (violet !)… Voici une illustration de ma théorie sans la composante « haine » :
J’y ai représenté une parabole, au sens propre comme au figuré, d’Eric-Emmanuel Schmitt : « L’amour vient par la chair puis l’écarte » qui est une évolution classique des sentiments au sein du couple. Tout va pour le mieux tant que les membres de couple suivent la même trajectoire dans le plan sexe / affection sans s’aventurer dans la dimension haineuse. Toutefois, les hommes et les femmes ont-ils tendance à évoluer de la même manière sur ce plan ? C’est là qu’intervient une note publiée sur les fesses de la crémière qui explique que le désir féminin baisserait plus vite que le désir masculin. La femme évoluerait donc plus vite que l’homme sur cette trajectoire sentimentale vers l’affection désexualisée verdâtre, tandis que l’homme aurait tendance à vouloir demeurer dans le territoire sexuel rougeoyant.
De là à penser que c’est la raison pour laquelle les hommes auraient plus tendance que les femmes à tenter de satisfaire leur libido en dehors du couple, il y a un pas que je franchirais volontiers.
N’hésitez pas à me donner votre opinion sur ma théorie farfelue, les commentaires sont là pour ça.
01:25 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : amour, eric emmanuel schmitt, couleurs
18 janvier 2015
L’élixir d’amour
Il y a certains livres dont on aimerait parler, mais dont la construction est telle qu’épiloguer à leur sujet révèlerait nécessairement toute l’intrigue. On ne peut donc qu’inciter à les lire et on est réduit à en parler en privé. Le dernier roman d’Eric-Emmanuel Schmidt est de ceux-là.
J’apprécie cet auteur pour son sens de la formule qui fait toujours mouche, mais surtout l’intelligence de son propos. Avec L’élixir d’Amour, les bons mots qui se succèdent confèrent à ce texte la densité d’une nouvelle qu’on lit d’une seule traite, tout en donnant de l’éclat aux thèses défendues par les deux protagonistes de ce roman. La trame de l’histoire pourrait sembler ennuyeuse : après leur rupture, Adam propose à Louise une correspondance amicale afin d’épiloguer sur l’Amour et ses déclinaisons. Bien entendu, Louise refuse : Si l’amitié est le mouroir de l’amour, je hais l’amitié. « Seule la peau sépare l’amour de l’amitié. C’est mince. » rétorque Adam. S’engage alors un duel par correspondance où s’affrontent l’Amour-toujours aux désirs éphémères.
« Les hommes font l’amour pour jouir, pas pour dire qu’ils aiment. Quand j’allais rejoindre des maîtresses, je n’entaillais pas mon attachement pour toi, je ne t’adorais pas moins, j’ambitionnais seulement de prendre du plaisir et de leur en dispenser.
Une colossale erreur fausse les relations humaines : l’idée que le cul et le sentiment sont un même pays. Or le sexe et l’amour occupent deux territoires différents. Si l’amour envahit le champ de la sexualité, laquelle, bonne fille, l’a laissé entrer, il n’existe pourtant aucun rapport entre le désir et l’affection. […]
L’amour cultive la connaissance, le désir vénère l’inconnu. Tandis que l’amour reste loyal jusqu’au dernier soupir, doigts, paumes, bouche, pénis, bas-ventre sont des aventuriers toujours sur le qui-vive, prêts à emprunter de nouvelles destinations, attirés par le différent, le singulier. Au contraire du sentiment qui cherche la permanence, les pulsions renaissantes ont l’appétit du changement. […]
L’amour vient par la chair puis l’écarte. »
Dans cet échange, Adam semble vainqueur grâce à sa brillante argumentation, mais en apparence seulement. Je n’en dis pas plus pour ne pas dévoiler toute l’intrigue qui m’apparait, à mesure que j’y songe, d’une grande finesse. Il faut aussi saluer l’usage brillant du genre épistolaire, qui invite à lire une seconde fois ce roman (150 pages seulement, dont certaines réduites à une lettre de quelques mots) pour comprendre les sous-entendus à la lumière de la toute dernière lettre.
23:41 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : eric emmanuel schmitt, amour
20 juin 2014
Un petit coup de quéquette ?
Si vous avez-vu ce petit panneau publicitaire dans un restaurant parisien, il n’est pas impossible que ce soit celui où j’ai diné voici quelques semaines avec Mathilde. Un dîner impromptu à la faveur d’un trou dans mon emploi du temps qui nous aura permis de passer deux heures ensemble. Deux heures pour baiser ? Non, deux heures pour quelques baisers, et le plaisir de se voir. Pas de chatte entraperçue vite fait, pas de petit coup de quéquette. Nous avions pourtant envie l’un de l’autre, mais pas n’importe comment, pas à la va vite dans un parking, une cage d’escalier ou je ne sais quel endroit sordide pour assouvir un besoin bestial. Si nous avions envie de sexe, ce n’était certainement pas avec n’importe qui. Nous avions surtout besoin de tendresse et nous nous en sommes donné, autant que cela était possible dans un lieu public, ne serait-ce qu’avec quelques caresses sous la table sans nappe d’un bistrot parisien. On peut être amants et s’aimer, et même s’aimer au-delà d’une chambre d’hôtel.
Pour certaines d’entre vous, amies lectrices, les hommes n’auraient qu’une quéquette dans la tête et seraient toujours prêts à niquer tout ce qui bouge, tous les hommes sans exception, sauf papa, peut-être, et encore faut voir. Mais donner de la tendresse, rien, niet, nada, nichts. Quant aux femmes, elles auraient surtout besoin de tendresse avec des besoins sexuels anecdotiques. Ces clichés éculés des besoins sexuels masculins et féminins ont été démontés par la sociologue américaine Alyssa Goldstein, qui affirme que jusqu'au dix-neuvième siècle, on considérait que les besoins sexuels des femmes étaient supérieurs à ceux des hommes. L’excellent blog « les fesses de la crémière » propose une traduction d'un de ses articles. Cette vision historique, Eric-Emmanuel Schmitt en donne un angle différent dans sa pièce de théâtre intitulée Le libertin, à travers le personnage de Diderot en personne, dont j'avais reproduit quelques extraits amusants.
La libération des mœurs due à l’avènement de la contraception au milieu du vingtième siècle, prendrait-elle un nouveau tournant à l’avantage des femmes comme l’affirme le magazine zone interdite avec le reportage de Delphine Cinier : « Amour, sexe et séduction : les codes ont changé », due à l’augmentation du nombre de célibataires de sexe féminin, qui deviennent à leur tour chasseuses d’hommes grâce aux réseaux sociaux, aux sites de rencontre conçus pour les femmes tels qu'AdoptUnMec, sans parler de Gleeden qui revendique l'ouverture de la chasse pour les femmes mariées ?
Il est temps de regarder en face les besoins des uns, des unes, et des autres. Les hommes peuvent avoir aussi besoin de tendresse même dans le cadre de relations extraconjugales, j’en suis témoin. Les femmes peuvent avoir besoin de sexe dans le cadre de relations extraconjugales, et j’en suis aussi témoin.
06:51 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : tendresse, débauche, le libertin, eric emmanuel schmitt, delphine cinier
24 janvier 2008
La nuit de Valognes
Dans un château perdu de Normandie, plusieurs femmes attendent un homme. Elles l'ont aimé ; elles le haïssent. Il les a trahies, elles vont le punir. Cet homme, c'est Don Juan... Mais grand sera leur étonnement lorsque le séducteur arrivera au rendez-vous. Pourront-elles lui pardonner de ne plus être celui qu'elles ont tant aimé ?
Après Le bal des mots dits et Le libertin réconcilié, voici mon analyse de « La nuit de Valognes » d’Eric-Emmanuel Schmitt, et c’est chez Ysé…
PS: Je viens de découvrir une note brillante sur le Don Juan de Molière, qui éclaire le mythe sous un jour bien moins agnostique que ne le font les analyses habituelles... décapant !
09:25 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : La nuit de Valognes, Livres, Eric Emmanuel Schmitt, Don Juan, Théâtre, Littérature
13 décembre 2007
Le bal des mots dits... (par Ysé)
Tout commence par un coup de foudre. Un coup de foudre, ça s'abat sur des coeurs prompts à aimer aussi violemment que ça libère les relents de vengeance et de haine. Mais il n'y a pas que le ciel qui déchaîne son courroux...
Cinq femmes se retrouvent une nuit dans le manoir de la duchesse de Vaubricourt. Un lourd secret, une question de vie ou de mort, voilà ce qui pouvait les réunir.
Qu'ont en commun une châtelaine rancunière, une comtesse frivole, une religieuse gentiment sotte, une intello revêche se piquant d'écrire des bluettes et une jeune mariée ? Rien, si ce n'est que jadis, elles ont été séduites et abandonnées par Don Juan. Mais ces victimes n'ont rien à voir avec les mille e tre espagnoles que le "vil séducteur" connut au sens biblique du terme. Ces femmes-là ont résisté, et ont ainsi offert à Don Juan ses plus éclatantes conquêtes, tout au moins à en croire le carnet tenu par Sganarelle oscillant entre le livre de comptes et le récit des amours de son maître.
Bien vite, les victimes, vêtues de blanc et non de candeur, vont troquer leur tunique de martyr contre la robe de juge, et elles sortiront si besoin est, la hâche du bourreau. Ce soir, elles vont sceller le destin du séducteur qui devra épouser et être fidèle à sa dernière conquête en date, Angélique, qui n'est autre que la nièce de la comtesse. S'il refuse, c'est une affaire de duel qui mènera le plus célèbre des sentimenteurs en prison. Lui qui croyait se rendre à un bal, ne sera pas le seul à mener la danse.
On rit, jaune parfois, on se laisse toucher par les escarmouches et l'on se laisse prendre par ce qui est représenté sur scène. Le spectateur ne peut demeurer passif tant la première pièce d'Eric-Emmanuel Schmitt regorge de joutes verbales et autres stichomythies enlevées. Bref, cette pièce nous interpelle, bouscule valeurs moralistes et idées préconçues tandis qu'elle pose les questions les plus audacieuses avec un cynisme résolument provocant. Si le public ne fait pas de catharsis, du moins voit-il les passions, qu'il s'efforce de museler, se déchaîner : amour égoïste propre aux enfants, vengeance, trahison, jalousie, tout y est ! Chacun détient une part de vérité, nul n'a entièrement tort. Qui pourrait se vanter de ne s'être jamais trompé ? Don Juan lui-même, n'a pas su reconnaître l'amour véritable qui ne saute pas toujours aux yeux quand il prend une forme inattendue.
La mise en scène de Régis Santon est magistrale de simplicité et d'efficacité. Le procès de Don Juan se tient à huit clos entre les murs étouffants du château de la duchesse de Vaubricourt. A n'en pas douter, l'auteur de la pièce n'aurait pas renié la scénographie, ni même la musique accompagnant la perte de Don Juan ; car qui mieux que Mozart et son Requiem aurait pu illustrer la force de ce destin ?
Quant aux acteurs, ils ont campé avec conviction des personnages pouvant paraître, à première vue, caricaturaux. Mais derrière les masques, restent égratignures et plaies loin d'être refermées.
Le Don Juan d'Eric-Emmanuel Schmitt, tout en étant caustique, toujours aussi libre envers Dieu et les choses de l'amour, accepte son destin, et en cela, il est radicalement différent de celui de Molière qui toisait la statue du Commandeur, avec une effronterie presque puérile. Ici, Don Juan a gagné en sagesse et il lève enfin le voile sur le mystère de sa vie : qu'est-ce qui faisait courir Don Juan ? Fuyait-il ou cherchait-il quelque chose ? Vous aurez la réponse en lisant la pièce ou en allant voir la représentation au théâtre Silvia Monfort, ce que je vous recommande.
Tout a une fin et le malheur des uns fait le bonheur des autres, et ce n'est pas Sganarelle qui démentirait, lui qui perçoit enfin ses gages !
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note : Une stichomythie est une partie de dialogue d'une pièce de théâtre versifiée où se succèdent de courtes répliques, de longueur à peu près égale, n'excédant pas un vers, produisant un effet de rapidité, qui contribue au rythme du dialogue.
07:10 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : Don Juan, Théâtre, La nuit de Valognes, Livres, Eric Emmanuel Schmitt, Ysé, Littérature
01 novembre 2007
De la morale et de la liberté (1)
MME THERBOUCHE. Ne vous compromettez pas. N’écrivez pas sur la morale. Tout le monde attend de vous que vous affirmiez le règne de la liberté, que vous nous libériez de la tutelle des prêtres, des censeurs, des puissants, on attend de vous des lumières, pas des dogmes. Surtout, n’écrivez pas sur la morale.
DIDEROT. Mais si, il le faut.
MME THERBOUCHE. Non, s’il vous plaît. Au nom de la liberté.
DIDEROT. C’est que je ne sais pas si j’y crois, moi, à la liberté ! Je me demande si nous ne sommes pas simplement des automates réglés par la nature. Regardez tout à l’heure : je croyais venir ici me livrer à une séance de peinture, mais je suis un homme, vous êtes une femme, la nudité s’en est mêlée, et voilà que nos mécanismes ont eu un irrésistible besoin de se joindre.
MME THERBOUCHE. Ainsi, vous prétendez que tout serait mécanique entre nous ?
DIDEROT. En quelque sorte. Suis-je libre ? Mon orgueil répond oui mais ce que j’appelle volonté, n’est-ce pas simplement le dernier de mes désirs ? Et ce désir, d’où vient-il ? De ma machine, de la vôtre, de la situation créée par la présence trop rapprochée de nos deux machines. Je ne suis donc pas libre.
MME THERBOUCHE. C’est vrai.
DIDEROT. Donc je ne suis pas moral.
MME THERBOUCHE. C’est encore plus vrai.
DIDEROT. Car pour être moral, il faudrait être libre, oui, il faudrait pouvoir choisir, décider de faire ceci plutôt que cela… La responsabilité suppose que l’on aurait pu faire autrement. Va-t-on reprocher à une tuile de tomber ? Va-t-on estimer l’eau coupable du verglas ? Bref, je ne peux être que moi. Et, en étant moi et seulement moi, puis-je faire autrement que moi ?
MME THERBOUCHE. Que la plupart des hommes soient ainsi, je vous l’accorde. Vous êtes persuadés de vous gouverner par le cerveau alors que c’est votre queue qui vous mène. Mais nous, les femmes, nous sommes beaucoup plus complexes, raffinées.
DIDEROT. Je parle des hommes et des femmes.
MME THERBOUCHE. Ce n’est pas possible.
DIDEROT. Mais si.
MME THERBOUCHE. Vous ne connaissez rien aux femmes.
DIDEROT. Vous êtes des animaux comme les autres. Un peu plus charmants que les autres, je vous l’accorde, mais animaux quand même.
MME THERBOUCHE. Quelle sottise ! Savez-vous seulement ce qu’une femme éprouve pendant l’amour ?
DIDEROT. Oui. Euh… non. Mais qu’importe ?
MME THERBOUCHE. Savez-vous ce qu’une femme ressent lorsqu’elle s’approche d’un homme ? Ainsi, par exemple, moi, en ce moment, qu’est-ce que je peux sentir ? Oui, et si moi, en ce moment, je feignais…
DIDEROT. Pardon ?
MME THERBOUCHE. Si je n’avais pas de désir pour vous ? Si je mimais la tentation ? Si je tombais dans vos bras avec tout autre intention que celle que vous imaginez ?
DIDEROT. Et laquelle, s’il vous plaît ?
MME THERBOUCHE. Hypothèse d’école, nous discutons. Supposons que je n’aie pas de désir pour vous mais que j’essaie simplement d’obtenir quelque chose de vous.
DIDEROT. Et quoi donc ?
MME THERBOUCHE. Hypothèse, vous dis-je. Imaginez que je sois perverse. Il faut bien être libre pour se montrer pervers. Le vice ne serait-il pas la démonstration de notre liberté ?
DIDEROT. Non, car vous seriez une machine perverse, naturellement, physiologiquement perverse, mais une machine.
MME THERBOUCHE. Passionnant. Et tellement judicieux.
DIDEROT. Bref, votre objection ne change absolument rien à ma théorie. S’il n’y a point de liberté, il n’y a point d’action qui mérite la louange ou le blâme. Il n’y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récompenser ou punir.
MME THERBOUCHE. Bravo ! Mais alors, comment édifier une morale ? Je me demande bien ce que vous allez pouvoir écrire.
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Cette note clôt ma série sur Diderot selon Eric Emmanuel Schmitt dans « Le libertin », et introduit la question de la morale sexuelle. C’est un sujet qui m’a longtemps travaillé, et qui est même au cœur de mon existence puisqu’il stigmatise mon pêché « mignon » : la luxure ! Je l’avais esquissé avec une note humoristique il y a près d’un an, mais il me va bien falloir l’aborder de front d’autant plus que l’actualité littéraire s’y prête merveilleusement bien !
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23 octobre 2007
Du mariage et de la postérité
Ami lecteur, je vous propose de poursuivre la réflexion entamée dans ma précédente note à propos de la pièce d’Eric Emmanuel Schmitt : « Le libertin ». Résumons la situation : dans le pavillon de chasse du baron d’Holbach, Diderot pose à demi-nu pour Mme Therbouche tout en marivaudant quand son secrétaire interrompt leurs jeux amoureux pour lui demander d’écrire au plus vite l’article sur la morale de l’Encyclopédie. Après avoir défendu ardemment la liberté individuelle auprès de son épouse dans la scène 8, Diderot change de discours dans la scène 13 avec sa fille qui lui annonce vouloir un enfant hors mariage et l’élever seule…
DIDEROT. « Moi » ! « Je » ! Cesse de te mettre au début, au centre et à la fin de tes phrases. Cet enfant doit avoir une famille, même si tu ne veux pas encore en fonder une. L’intérêt de l’espèce doit l’emporter sur celui de l’individu. Oublie pour un moment le point que tu occupes dans l’espace et dans la durée, étends ta vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées et les peuples à naître, songe à notre espèce. Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain que la nature eût voulu que l’homme fût perfectible. Après moi, le déluge ! C’est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite. « Moi, moi » ! L’individu passe mais l’espèce n’a point de fin. Voilà ce qui justifie le sacrifice, voilà ce qui justifie l’homme qui se consume, voilà ce qui justifie l’holocauste du moi immolé sur les autels de la postérité.
[…]
MME THERBOUCHE. Dites-moi, étiez-vous sincère, là, à l’instant avec votre fille ?
DIDEROT. Oui. D’ailleurs, je le note immédiatement. L’Encyclopédie se doit d’aider les pères.
MME THERBOUCHE. C’est étonnant. Comment pouvez-vous à la fois défendre le plaisir individuel et dire que l’individu doit renoncer au plaisir pour le bien de l’espèce ?
DIDEROT. C’est une contradiction ?
MME THERBOUCHE. Ça y ressemble.
DIDEROT. Et pourquoi une morale ne serait-elle pas contradictoire ?
MME THERBOUCHE. Parce que, dans ce cas-là, ça ne fait pas une morale mais deux. La morale de l’individu, la morale de l’espèce. Et elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre.
DIDEROT. C’est ennuyeux…
Il regarde ses feuillets et se met à barrer ce qu’il vient d’écrire avec un soupir.
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20 octobre 2007
Du mariage et du libertinage
MME DIDEROT. Tu fais ce que tu veux mais je ne veux plus que tu me trompes autant. Nous sommes mariés ! L’oublies-tu ?
DIDEROT. Le mariage n’est qu’une monstruosité dans l’ordre de la nature.
MME DIDEROT. Oh !
DIDEROT. Le mariage se prétend un engagement indissoluble. Or l’homme sage frémit à l’idée d’un seul engagement indissoluble. Rien ne me paraît plus insensé qu’un précepte qui interdit le changement qui est en nous. Ah, je les vois les jeunes mariés qu’on conduit devant l’autel : j’ai l’impression de contempler une couple de bœufs que l’on conduit à l’abattoir ! Pauvres enfants ! On va leur faire promettre une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu, leur faire promettre de tuer leur désir en l’étranglant dans les chaînes de la fidélité !
MME DIDEROT. Je ne t’écoute plus.
DIDEROT. Ah, les promesses de l’amour ! Je le revois, le premier serment que se firent deux êtres de chair, devant un torrent qui s’écoule, sous un ciel qui change, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’émousse. Tous passait en eux et autour d’eux et ils se faisaient des promesses éternelles, ils croyaient leurs cœurs affranchis des vicissitudes. Ô enfants, toujours enfants…
MME DIDEROT. Que c’est laid ce que tu dis !
DIDEROT. Les désirs me traversent, les femmes me croisent, je ne suis qu’un carrefour de forces qui me dépassent et qui me constituent.
MME DIDEROT. De bien belles phrases pour dire que tu es un cochon !
DIDEROT. Je suis ce que je suis. Pas autre. Tout ce qui est ne peut être ni contre nature, ni hors nature.
MME DIDEROT. On te traite partout de libertin.
DIDEROT. Le libertinage est la faculté de dissocier le sexe et l’amour, le couple et l’accouplement, bref, le libertinage relève simplement du sens de la nuance et de l’exactitude.
MME DIDEROT. Tu n’as pas de morale !
DIDEROT. Mais si ! Seulement, je tiens que la morale n’est rien d’autre que l’art d’être heureux. Tiens, regarde, c’est d’ailleurs ce que j’étais en train d’écrire pour l’article « Morale » de l’Encyclopédie : « Chacun cherche son bonheur. Il n’y a qu’une seule passion, celle d’être heureux ; il n’y a qu’un devoir, celui d’être heureux. La morale est la science qui fait découler les devoirs et les lois justes de l’idée du vrai bonheur. »
MME DIDEROT. Oui, mais enfin, monsieur le penseur, ce qui te rend heureux ne me rend pas toujours heureuse, moi !
DIDEROT. Comment peux-tu croire que le même bonheur est fait pour tous ! « La plus plupart des traités de morale ne sont d’ailleurs que l’histoire du bonheur de ceux qui les ont écrits. »
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Ce délicieux dialogue est issu d’une pièce de théâtre d’Eric Emmanuel Schmitt : « Le libertin ». Je l’ai lue, que dis-je lue, je l’ai dévorée en quelques heures avec une délectation telle que je n’ai pas pu résister au plaisir de vous en faire partager quelques extraits. Car l’auteur a eu le génie d’aborder la problématique philosophique du libertinage avec la légèreté supposée caractériser cette « pratique », et de synthétiser dans un même ouvrage la philosophie et la sensualité qui la fondent : Les mot et la chose enfin réconciliés dans le fond et sur la forme…
Je n’en dirai pas plus sur ce livre pour l’instant, mais j’aimerais réfléchir avec vous sur le thème de ce dialogue de la scène 8 entre le philosophe et sa femme : Le bonheur peut-il être au détriment d’autrui ? Est-ce une problématique exclusivement personnelle comme semble l’affirmer Françoise Simpère dans son excellente note intitulée « Y A PAS QUE NICOLAS ET CECILIA » ?
10:40 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : Le libertin, Eric Emmanuel Schmitt, mariage, libertinage, Livres, Diderot, Adultère