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21 février 2014

Le meilleur des mondes

« Bonjour Aldous, je vous attendais.
- Bonjour Henry, je suis très honoré par cette invitation dominicale, aussi mystérieuse qu’impromptue…
- Vous me connaissez, je suis un homme énergique, impulsif parfois, on me le reproche assez, mais voyez-vous Aldous, j’ai eu une soudaine inspiration qu’il me fallait aussitôt confronter à un jeune esprit clairvoyant.
- Vous me faites bien trop d’honneur. Vous ne manquez pourtant pas de jeunes et brillants conseillers dans votre entreprise…
- Ces crétins qui ne font que répéter ce qu’ils ont appris sur les bancs de leur école de commerce pour fils à papa ? Non, ils se seraient contentés de m’écouter poliment et d’acquiescer servilement, alors que je compte sur votre franchise absolue. Après tout, vous ne risquez rien de plus que d’être mis à la porte de chez moi si vos réserves m’agacent ! Ah ! Ah ! Ah ! Je plaisante, bien sûr !
- Je n’en doute pas…
- Plus sérieusement, ce que j’ai à vous montrer est d’ordre privé, et tout ce qui sera dit à cet égard ne doit pas sortir de ma maison.
- Vous pouvez compter sur moi, Henry. »

   Aldous et Henry traversèrent de longs corridors déserts, somptueusement décorés, et pénétrèrent dans un vaste cabinet de travail, au mobilier solide et fonctionnel, mais à la décoration modeste. Seul un poste de radio troublait l’ambiance austère de la pièce, d’où s’élevait Black and Tan Fantasy, le dernier tube de Duke Ellington. Nous étions en 1929, c’était l’été et il faisait chaud. A peine furent-ils entrés que la jeune femme et le photographe qui attendaient là se levèrent obséquieusement.

   « Vous pouvez vous asseoir ! » lança Henry sur un ton de maître d’école, tout en se dirigeant vers deux fauteuils capitonnés au fond de la pièce dans la pénombre. Ils s’y installèrent après s’être servi un verre de whisky. « Augmentez la musique ! » ordonna Henry, avant de s’adresser à Aldous sur le ton de la confidence : « La jeune femme que vous voyez là est une ouvrière employée dans une de mes usines. Vous savez que je dispose d’un service de renseignement efficace afin de tuer dans l’œuf les mouvements syndicaux, et mes contremaîtres zélés m’informent aussi des mœurs des uns et des autres, ce qui peut toujours être utile. Ainsi celle-ci aurait, comment dire, la cuisse légère, et j’ai bien l’intention de favoriser ses penchants. »

   Aldous regarda la jeune femme, avec laquelle il ne devait avoir en commun que la jeunesse. Assise sur une chaise inconfortable en pleine lumière, elle portait une jupe en toile bleue grossière, un maillot de coton qui laissait voir ses épaules et deviner de petits seins, et une casquette vissée sur la tête. Aldous se demanda pourquoi elle était en tenue de travail un dimanche. Il lui sembla qu’elle leur adressait un vague sourire, mélange de servilité et de connivence.

   « Elle ne me connait pas, repris Henry guilleret, elle s’imagine être chez un éditeur de magazines érotiques qui va lui permettre de sortir les mains du cambouis, pas chez son patron qui les lui a mis dedans depuis ses douze ans. On lui a fait savoir qu’elle devrait porter une tenue de travail, et non pas s’apprêter comme pour aller au bal. Maintenant, elle va nous montrer son cul gratuitement. Vous pouvez commencer ! Ordonna Henry un ton plus haut.
- Henry, si vous m’avez fait venir chez vous de toute urgence pour me montrer une pornographie abjecte…
- Votre chasteté vous honore, Aldous, mais elle vous aveugle. Restez je vous prie. Je vous ai invité à contempler l’avenir de l’homme. »

   A l’autre bout de la pièce, le photographe demanda à la jeune femme de prendre des poses lascives tandis qu’il la photographiait. Elle obéissait docilement à ses ordres avec un plaisir apparent, jetant de temps en temps des regards aguicheurs vers les deux hommes qui la regardaient, assis dans la pénombre. Elle savait que le pouvoir était caché là, auprès de ces hommes de la haute société qui pouvaient la sortir de l’usine. Pour ça, elle était prête à tout, même à faire la pute. Après tout, quitte à se faire trousser, autant que ce soit par les mains lisses des bourgeois plutôt que les pognes calleuses des contremaitres avinés. Et puis, au plus profond d’elle-même, sentir ce pouvoir, si proche, ça l’excitait. Elle s’imaginait déjà une coupe de champagne en main, danser dans les somptueux salons qu’elle venait de traverser.

   « Je ne comprends pas, répondit sobrement Aldous.
- Malgré les apparences et mon caractère inflexible, je me définis comme un humaniste. J’offre du travail à nos concitoyens, ce qui leur permet d’élever leur progéniture sous un toit à peu près décent et de manger à leur faim. Cela devrait leur suffire.
- Vous pensez vraiment que les gens n’aspirent pas à plus ? Au bonheur par exemple…
- Si ! Justement, c’est pourquoi ils conspirent au sein de leurs syndicats contre la main qui les nourrit, en bravant l’ordre social auquel aspire légitimement tout gouvernement. Alors le bonheur, on va le leur offrir, dès le plus jeune âge.
- Offrez-leur donc des écoles, plutôt que de mettre des enfants sur des chaines de montage…
- L’école, oui, à condition de réduire de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir demeure difficile et élitiste. Que le fossé entre le peuple et la science ne soit jamais comblé, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif (a). »

   A l’autre bout de la pièce, le photographe demanda à la jeune femme de faire lentement glisser sa jupe tout au long de ses jambes, tout en lui tournant le dos, ce qu’elle fit de la façon la plus obscène possible, les jambes tendues, son cul pointé vers l’objectif.

   «  Regardez-moi ça, ajouta Henry, elle ne porte même pas de culotte. Elle est décidément parfaite !
- Comment pouvez-vous parler d’éducation sans une once de culture ni de philosophie…
- Surtout pas de philosophie ! Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif (a). A la radio bien sûr, mais je fonde aussi de grands espoirs sur la télévision dans cette œuvre de pacification. Quel beau cul !
- Je ne comprends toujours pas pourquoi vous m’avez fait venir assister à ça !
- Regardez là bien, mon cher Aldous. »

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   « Cette pauvre fille est à moitié nue, et alors ?
- Regardez ce qu’elle a précisément sous les yeux, et imaginez l’effet qu’auront mes photos obscènes sur les syndicalistes que je vais écraser. (b)
- Une gravure… Oh ! C’est piquant en effet !
- N’est-ce pas ? Un de mes contremaîtres a saisi ça sur un syndicaliste qui voulait faire de la propagande chez moi ! Avec votre esprit séditieux, j’imagine que vous devez connaitre cette pyramide du système capitaliste ?vintage-infographic-capitalist-pyramid-640x805.jpg
- Je l’ai vue, en effet. C’est caricatural, mais avouez que c’est plutôt bien vu.
- Je pense que ce n’est plus à l’ordre du jour. La première et la quatrième couche vont être considérablement remaniées.
-  Ah oui ?
- Oui, le prolétariat produisait jusqu’à présent pour la bourgeoisie, mais avec les gains de productivité, la bourgeoisie seule ne va pouvoir tout acheter, ce qui entrainerait une intolérable stagnation de mes bénéfices. Ce sera donc aux ouvriers d’acquérir ce qu’ils produisent.
- Vous comptez augmenter les salaires ?
- Non, le crédit. Ils consommeront le bonheur qu’ils fabriquent à crédit. Les malheureux ne le seront plus car ils pourront tous acquérir une radio, et bientôt la télévision pour se distraire ! Quand je vous disais que je suis un véritable humaniste.
- Mais comment vont-ils rembourser avec leur salaire de misère ?
- En prenant d’autres crédits pardi ! Il faut bien faire vivre les banquiers. Vous les voyez en haut de la pyramide ?
-  Mais vous allez remplacer cette pyramide sociale par une pyramide de dettes à l’échelle nationale !
- Vous êtes terrible Aldous ! Je vous parle de bonheur et vous me parlez chiffres. Laissez cela aux argentiers, ils savent ce qu’ils font.
- Le peuple va se révolter car il aura au moins appris à compter.
- Regardez-là Aldous ! Elle a l’air de se révolter, elle ? Non ! Elle a sous les yeux un modèle de la société dans laquelle elle vit, qui lui montre qu’elle est tout en bas de l’échelle sociale. Elle va pourtant se faire enculer dans tous les sens du terme et elle en sera très heureuse, car elle aura l’impression d’être en marche pour la seconde couche de la pyramide sociale, celle qui s’amuse.
- Tous ne réagiront pas comme cette pauvre fille…
- C’est une question de conditionnement. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux (a).
- Le sexe pour nouvel opium du peuple ?
- Absolument. La religion, c’est terminé. On l’expulse de la quatrième couche de la pyramide !
- Pourquoi ?
- Parce qu’elle n’a pas su évoluer avec son temps. La science l’a remplacée. Ne croyez-vous pas en la science, vous ?
- La science n’est pas de la même nature, Henry, elle est prouvée, irréfutable…
- Fariboles ! Ce n’est qu’un tissu d’hypothèses qui se contredisent successivement. Qui peut lire les démonstrations de cet Einstein ? Qui comprend les miracles de la pénicilline ? Des spécialistes qu’on est bien obligés de croire sur la base de leurs titres ronflants. Le bon peuple doit croire à la marche inexorable de la science qui les mènera bien plus surement au bonheur ici-bas que la pénitence au paradis. Croyez-moi, il sera bien plus léger de bazarder sur les ondes la dernière affirmation scientifique vulgarisée entre deux chansonnettes, que des harangues d’ecclésiastiques.
- Vous passez à la trappe près de deux mille ans d’histoire…
- Justement, ces vieilleries ont fait leur temps. Et les chrétiens ne sont pas fiables. Ils seraient bien capables d’élire un Pape qui prend vraiment parti pour les pauvres. Nous préférons les journalistes, plus efficaces, plus contrôlables, ils apparaitront comme les nouveaux garants de la liberté. Ils désigneront la religion à la populace comme l’éternel ennemi de la liberté individuelle, et de notre bonheur consumériste. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur (a).
- Je commence à comprendre… cette fille serait donc l’archétype de votre consommateur de bonheur préfabriqué ?
- Regardez-là s’épanouir dans la légèreté et la luxure, cette truie. Elle est l’avenir, le prototype de l’homme de masse que nous allons produire, et qui devra être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels (a).
- Me mettriez-vous dans ce camp de ces « terroristes » ?
- Libre à vous de choisir, Aldous. Sachez simplement que ceux qui ne seront pas avec nous, seront contre nous.

  Quelques semaines plus tard, la crise boursière de 1929 fut l’élément déclencheur de la grande dépression qui mit à mal l’empire industriel d’Henry, et la guerre qui suivit retarda de quelques décennies l’avènement de sa vision du monde. Aldous Huxley choisit son camp et publia en 1932 le meilleur des mondes.

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(a) Sagesse et révolte de Serge Carfantan
(b) La photo qui m’a inspiré cette histoire a été trouvée sur ce blog dont l’auteur fait une analyse différente de la mienne…

23 octobre 2007

Du mariage et de la postérité

Ami lecteur, je vous propose de poursuivre la réflexion entamée dans ma précédente note à propos de la pièce d’Eric Emmanuel Schmitt : « Le libertin ». Résumons la situation : dans le pavillon de chasse du baron d’Holbach, Diderot pose à demi-nu pour Mme Therbouche tout en marivaudant quand son secrétaire interrompt leurs jeux amoureux pour lui demander d’écrire au plus vite l’article sur la morale de l’Encyclopédie. Après avoir défendu ardemment la liberté individuelle auprès de son épouse dans la scène 8, Diderot change de discours dans la scène 13 avec sa fille qui lui annonce vouloir un enfant hors mariage et l’élever seule…

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DIDEROT. « Moi » ! « Je » ! Cesse de te mettre au début, au centre et à la fin de tes phrases. Cet enfant doit avoir une famille, même si tu ne veux pas encore en fonder une. L’intérêt de l’espèce doit l’emporter sur celui de l’individu. Oublie pour un moment le point que tu occupes dans l’espace et dans la durée, étends ta vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées et les peuples à naître, songe à notre espèce. Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain que la nature eût voulu que l’homme fût perfectible. Après moi, le déluge ! C’est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite. « Moi, moi » ! L’individu passe mais l’espèce n’a point de fin. Voilà ce qui justifie le sacrifice, voilà ce qui justifie l’homme qui se consume, voilà ce qui justifie l’holocauste du moi immolé sur les autels de la postérité.

[…]

MME THERBOUCHE. Dites-moi, étiez-vous sincère, là, à l’instant avec votre fille ?

DIDEROT. Oui. D’ailleurs, je le note immédiatement. L’Encyclopédie se doit d’aider les pères.

MME THERBOUCHE. C’est étonnant. Comment pouvez-vous à la fois défendre le plaisir individuel et dire que l’individu doit renoncer au plaisir pour le bien de l’espèce ?

DIDEROT. C’est une contradiction ?

MME THERBOUCHE. Ça y ressemble.

DIDEROT. Et pourquoi une morale ne serait-elle pas contradictoire ?

MME THERBOUCHE. Parce que, dans ce cas-là, ça ne fait pas une morale mais deux.  La morale de l’individu, la morale de l’espèce. Et elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre.

DIDEROT. C’est ennuyeux…
Il regarde ses feuillets et se met à barrer ce qu’il vient d’écrire avec un soupir.