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20 octobre 2007
Du mariage et du libertinage
MME DIDEROT. Tu fais ce que tu veux mais je ne veux plus que tu me trompes autant. Nous sommes mariés ! L’oublies-tu ?
DIDEROT. Le mariage n’est qu’une monstruosité dans l’ordre de la nature.
MME DIDEROT. Oh !
DIDEROT. Le mariage se prétend un engagement indissoluble. Or l’homme sage frémit à l’idée d’un seul engagement indissoluble. Rien ne me paraît plus insensé qu’un précepte qui interdit le changement qui est en nous. Ah, je les vois les jeunes mariés qu’on conduit devant l’autel : j’ai l’impression de contempler une couple de bœufs que l’on conduit à l’abattoir ! Pauvres enfants ! On va leur faire promettre une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu, leur faire promettre de tuer leur désir en l’étranglant dans les chaînes de la fidélité !
MME DIDEROT. Je ne t’écoute plus.
DIDEROT. Ah, les promesses de l’amour ! Je le revois, le premier serment que se firent deux êtres de chair, devant un torrent qui s’écoule, sous un ciel qui change, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’émousse. Tous passait en eux et autour d’eux et ils se faisaient des promesses éternelles, ils croyaient leurs cœurs affranchis des vicissitudes. Ô enfants, toujours enfants…
MME DIDEROT. Que c’est laid ce que tu dis !
DIDEROT. Les désirs me traversent, les femmes me croisent, je ne suis qu’un carrefour de forces qui me dépassent et qui me constituent.
MME DIDEROT. De bien belles phrases pour dire que tu es un cochon !
DIDEROT. Je suis ce que je suis. Pas autre. Tout ce qui est ne peut être ni contre nature, ni hors nature.
MME DIDEROT. On te traite partout de libertin.
DIDEROT. Le libertinage est la faculté de dissocier le sexe et l’amour, le couple et l’accouplement, bref, le libertinage relève simplement du sens de la nuance et de l’exactitude.
MME DIDEROT. Tu n’as pas de morale !
DIDEROT. Mais si ! Seulement, je tiens que la morale n’est rien d’autre que l’art d’être heureux. Tiens, regarde, c’est d’ailleurs ce que j’étais en train d’écrire pour l’article « Morale » de l’Encyclopédie : « Chacun cherche son bonheur. Il n’y a qu’une seule passion, celle d’être heureux ; il n’y a qu’un devoir, celui d’être heureux. La morale est la science qui fait découler les devoirs et les lois justes de l’idée du vrai bonheur. »
MME DIDEROT. Oui, mais enfin, monsieur le penseur, ce qui te rend heureux ne me rend pas toujours heureuse, moi !
DIDEROT. Comment peux-tu croire que le même bonheur est fait pour tous ! « La plus plupart des traités de morale ne sont d’ailleurs que l’histoire du bonheur de ceux qui les ont écrits. »
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Ce délicieux dialogue est issu d’une pièce de théâtre d’Eric Emmanuel Schmitt : « Le libertin ». Je l’ai lue, que dis-je lue, je l’ai dévorée en quelques heures avec une délectation telle que je n’ai pas pu résister au plaisir de vous en faire partager quelques extraits. Car l’auteur a eu le génie d’aborder la problématique philosophique du libertinage avec la légèreté supposée caractériser cette « pratique », et de synthétiser dans un même ouvrage la philosophie et la sensualité qui la fondent : Les mot et la chose enfin réconciliés dans le fond et sur la forme…
Je n’en dirai pas plus sur ce livre pour l’instant, mais j’aimerais réfléchir avec vous sur le thème de ce dialogue de la scène 8 entre le philosophe et sa femme : Le bonheur peut-il être au détriment d’autrui ? Est-ce une problématique exclusivement personnelle comme semble l’affirmer Françoise Simpère dans son excellente note intitulée « Y A PAS QUE NICOLAS ET CECILIA » ?
10:40 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : Le libertin, Eric Emmanuel Schmitt, mariage, libertinage, Livres, Diderot, Adultère
Commentaires
Le samedi 20/10/2007 à 11:10 par françoise :
Très joli texte! Je pense que je vais acheter ce livre (ou assister à la pièce si elle se joue quelque part). Pour votre dernière question: il faudrait d'abord se demander ce qu'est le bonheur, différent du plaisir. Est-ce l'équilibre, est-ce l'exaltation, la sérénité, l'absence de malheur? Un ami cancéreux, hélas mort depuis, me disait: "Aujoud'hui, je suis heureux quand je peux avaler sans avoir mal et prendre une douche tout seul". Le bonheur est une notion fluctuante, relative, différente pour chacun et c'est pourquoi il me semble difficile de se dire responsable du bonheur des autres, au risque d'être extrêmement pesant. Pour situer la question sur un autre plan que le couple, les mères sacrificielles rendent rarement leurs enfants heureux tant ils se sentent redevables d'elle, alors que les enfants d'une mère heureuse le sont souvent. Le bonheur est contagieux. Je me disais justement hier qu'on demande rarement aux gens "es-tu heureux?" comme si la question, en soi, était terriblement indiscrète.
Le samedi 20/10/2007 à 11:54 par Vagant pour françoise :
La notion de bonheur individuel semble être apparue en occident avec le christianisme, notamment St Augustin - selon l’excellent essai de J.C Guillebaud : « La tyrannie du plaisir » que je vous invite très vivement à lire. Elle a ensuite fluctué selon les siècles, l’épanouissement individuel s’effaçant devant l’épanouissement du groupe ou inversement selon la prospérité de la société. Un des effets pervers de la sacralisation du bonheur individuel tel qu’on le voit aujourd’hui, couplé avec une pression éducative toujours plus importante sur une cellule familiale de plus en plus réduite (parfois un seul individu au lieu d’une famille élargie) fait que des mères sacrificielles, comme vous dites, se sentent responsables du bonheur individuel de leur progéniture qui étouffe sous le poids des attentions intrusives. Car le bonheur ne se trouve pas en prêt-à-porter. C’est du sur mesure à retailler selon le contexte, et on n’est jamais certain qu’il soit bien à notre taille. Il est aussi gênant de demander à quelqu’un s’il est heureux, que de lui demander s’il se trouve bien habillé.
Le samedi 20/10/2007 à 13:16 par X-Addict :
A force de croire en soi, on ne croit en rien.
Françoise: je suis pére et assume mes taches, nouriciere, paternelle et lavandiere.
Vous pensez donc "quid du pere !"
Vagant: ce texte me semble sonner faut. Il tient de rien de ce qu'une vie moderne offre. Qd au bonheur, il est aisé mais allons les rires sont plus difficiles apres les devoirs des rejetons. Vous parlez famille, mais qd on a pris en charge de jeunes enfants Il faut bien faire au pis aller de temps en temps.
Le dimanche 21/10/2007 à 07:19 par X-Add :
Flutte je reviens ici, et m'appercois que les 3/4 de mon texte on disparu. J'ai du faire une boullette avec le ctrl-c / ctrl-v :(
Le dimanche 21/10/2007 à 11:26 par françoise :
Au contraire, X-addict, quand on croit en soi et qu'on ne passe donc plus tout son temps à se lamenter "qui suis-je, où vais-je, d'où viens-je et dans quel état j'erre?" on peut s'intéresser VRAIMENT aux autres, à la politique, à la littérature, au temps qu'il fait, etc. Pour le père: je suis mère, et avec le père nous avons pris de sacré fous-rires en faisant travailler les enfants. En plus, les bougresses ont grandi et c'est assez merveilleux de regarder vivre ces jeunes adultes. Ca, c'est un bonheur!
Vagant, j'ai lu d'une traite "le libertin": merci pour le conseil, ce texte est délicieux, j'ai bien aimé le crayon et l'oreille, et aussi la conclusion, qui en trois phrases résume ce qui fait l'essence d'une rencontre. Je vous laisse pour aller à une fête des vendanges...
Le lundi 22/10/2007 à 11:11 par Vagant pour X-Add :
Ma note de demain sur le Mariage et la postérité devrait rétablir l’équilibre. C’est d’ailleurs ce qui est amusant dans cette pièce : Diderot dis tour à tour tout et son contraire selon l’interlocuteur qu’il doit convaincre !
Le lundi 22/10/2007 à 11:15 par Vagant pour Francoise :
N’est-ce pas qu’il est bon, Eric Emmanuel Schmitt. « La secte des égoïstes » et « l’évangile selon Pilate » du même auteur sont aussi excellents !