« 2015-11 | Page d'accueil
| 2016-01 »
26 décembre 2015
La photo cache misère
Ma dernière note de l’année est consacrée à une des grandes questions que les femmes se posent à propos des hommes en ce début du XXIe siècle, rien que ça. On en parle un peu partout, en France comme à l’étranger, sur les blogs et les réseaux « sociaux » spécialisés, sans pour autant analyser les raisons profondes de ce comportement mystérieux :
Pourquoi nous envoient-ils une photo de leur bite ?
J’émets l’hypothèse que cette conduite découle directement de la consommation de films pornographiques, ce que je vais étayer par la théorie du désir mimétique : « L’homme désire toujours selon le désir de l’Autre ».
Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a appliqué cette thèse à l’analyse des grandes œuvres romanesques, dont on ne faisait auparavant qu’une lecture romantique, en imaginant la naissance spontanée du désir du sujet pour son objet. Le premier exemple est Don Quichotte qui désire une vie chevaleresque. Cette aspiration n’est pas née ex nihilo dans un esprit malade, mais s’est installée après une consommation effrénée de romans de chevalerie, dont le héros est Amadis. Dans ce triangle du désir, Don Quichotte est le sujet désirant, fasciné par le médiateur Amadis, héros des romans de chevalerie qui désigne l’existence chevaleresque comme unique objet de désir. Le désir n’est pas un simple lien entre le sujet et l’objet du désir, mais s’inscrit dans un désir triangulaire schématisé de la façon suivante :
Amadis étant un personnage imaginaire, issu de la littérature médiévale, le médiateur est dit externe. Il influence le sujet et éclaire l’objet, mais il ne peut pas entrer en concurrence avec Don Quichotte. Girard observe le même phénomène avec Emma Bovary qui désire à travers les héroïnes romantiques dont elle a l’imagination remplie. Chez Stendhal, Julien Sorel essaie d’imiter Napoléon, et emprunte aux confessions de Rousseau la prétention de manger à la table des maîtres plutôt qu’à celle des valets. Toutes ces vanités sont empruntées à autrui. On retrouve une telle vanité au début de Le Rouge et le Noir lorsque M de Renal s’imagine que M. Valenod, pourrait lui enlever le futur précepteur de ses enfants. Pour qu’un vaniteux désire un objet, il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s’attache un certain prestige. Le médiateur est alors un rival que la vanité a suscité avant d’en exiger la défaite. Une telle médiation est appelée médiation interne. Le désir triangulaire est toujours là, mais la distance entre le sujet et son médiateur s’amenuise au point qu’ils peuvent entrer en concurrence. En fin de compte, le sujet désire être le médiateur, ce qui s’exprime par la rivalité pour accéder au même objet, comme René Girard le montre chez Proust et Dostoïevski.
Le désir mimétique n’est pas restreint au roman. On le retrouve au cinéma, appliqué au film Eyes Wide Shut sur le site Traversée des apparences. La publicité Nespresso en donne aussi un merveilleux exemple avec Georges Clooney qui désire plus que tout une tasse de café. Les femmes fascinées par Georges Clooney désirent donc la tasse de café (médiation externe). Toutefois, elles peuvent entrer en compétition avec lui puisqu’il n’est plus une star inaccessible, mais un homme croisé au hasard (médiation interne). What else ? Le désir mimétique mis en scène dans la pub nespresso est conçu pour fonctionner avec le téléspectateur qui désire ressembler à Georges Clooney (médiation externe), ou tout au moins avoir le même succès auprès des femmes, et désire donc lui aussi cette fameuse tasse de café. Ô vertige du marketing !
C’est à cause de ce même désir mimétique que des enfants vont avoir tendance à se battre pour un même jouet devant la profusion de l’arbre de Noël, chacun s’imaginant que celui de l’autre est supérieur au sien. C’est aussi le désir mimétique qui explique qu’une volée de pigeons va lutter pour le même croûton de pain, alors qu’il y en a assez pour chacun.
Cherchons maintenant les triangles du désir mimétique dans un film pornographique de base, le gonzo hétéro en accès libre et au scénario étriqué. Que voit-on ?
- Le corps de la femme sous à peu près tous les angles, avec de gros plans sur ses orifices et son visage.
- Peu de choses du corps de l’homme, essentiellement son sexe en érection, jamais au repos.
- La femme hurle de plaisir durant la pénétration. Le fait que ce soit simulé ou pas est anecdotique. Ce qui est présenté est le spectacle du plaisir féminin.
- L’homme vocalise peu son plaisir. Lorsqu’il parle, c’est le plus souvent pour donner des ordres et proférer des insultes.
- L’éjaculation est le point d’orgue du film. C’est presque toujours une éjaculation externe (l’éjaculation interne étant la « spécialité » cream-pie) sur les fesses, les seins ou le visage de la femme. L’éjaculation tient lieu de spectacle du plaisir masculin.
Le spectateur d’un tel film est le sujet désirant, fasciné par le médiateur externe constitué par le hardeur qui désigne l’éjaculation comme ultime objet de désir. Il en va de même pour la spectatrice fascinée par l’actrice qui semble attendre impatiemment l’éjaculation finale qu’elle accueille victorieusement.
.
Avec l’apparition des films amateurs, le médiateur se rapproche du sujet, puisque n’importe qui peut se retrouver devant l’objectif. La médiation qui était externe au cinéma classique devient interne avec la pornographie amateur. Le sujet désire donc être le médiateur, selon la théorie du désir mimétique, et il adopte ainsi le comportement mis en valeur par la pornographie. Pour un spectateur de sexe masculin, s’identifier au hardeur dont on ne voit quasiment que le sexe en érection, signifie se réduire à une verge.
Il n’apparaît donc plus aussi étonnant qu’un homme, dont la culture érotique est essentiellement les gonzos, communique son désir sexuel à une femme en lui envoyant la photo de son sexe, comme on peut le dire avec une rose rouge dans le langage suranné des fleurs. Tel est l’héritage de la porn-culture. La femme qui s’y complaît pourra répondre avec un certain à-propos « give it to me ». Celle qui a une autre acception de l’érotisme comprendra les références de son interlocuteur et jugera de la suite à donner en connaissance de cause.
Cette thèse du mimétisme de la pornographie permet aussi d’expliquer le développement de produits « dopants », en particulier ceux destinés à augmenter le volume de l’éjaculation, recommandés par certains organisateurs de gang-bangs et bukkake. Il est évident que ces éjaculations n’ont pas vocation à être internes, ni à remplir un préservatif, ni à intensifier le plaisir physique de l’homme qui est totalement indépendant du volume éjaculé. Ces éjaculations volumineuses satisfont le désir de l’amatrice qui s’identifie à l’actrice porno, au même titre que l’amateur de pornographie s’identifie au phallus du hardeur.
Si vous êtes convaincue par mon explication, ne vous offusquez donc plus de recevoir de telles photos [ édition du 29/12: Attention, second degré ! il est parfaitement normal que vous vous sentiez agressée par un tel acte d'exhibitionnisme non sollicité. Que les explications ci-dessus vous persuadent que vous n'en êtes pas la cause, mais la victime, afin d'agir en connaissance de cause et sans état d’âme ] . Considérez simplement que c’est un moyen de gagner du temps, qui permet à l’un comme à l’autre d’anticiper le comportement sexuel de l’interlocuteur. À vous de mettre cela à profit selon vos attentes.
00:45 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (4)
13 décembre 2015
De Proust au candaulisme
Je lis actuellement avec ravissement Mensonge romantique et vérité romanesque, de René Girard. Je ne développerai pas la théorie du désir mimétique sur ce blog, ni la démonstration magistrale qu'en fait René Girard dans l’art du Roman, mais en donnerai un avant-goût avec La Prisonnière de Marcel Proust :
Il arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu’à cause du contrepoids d’hommes à qui nous avons à les disputer, bien que nous souffrions jusqu’à mourir d’avoir à les leur disputer ; le contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes, pour ces femmes qu’ils sentent enlisées dans le danger et qu’il leur faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir ; un exemple postérieur au contraire, et nullement dramatique celui-là, dans l’homme qui, sentant s’affaiblir son goût pour la femme qu’il aime, applique spontanément les règles qu’il a dégagées, et pour être sûr qu’il ne cesse pas d’aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des hommes qui exigent qu’une femme renonce au théâtre, bien que, d’ailleurs, ce soit parce qu’elle avait été au théâtre qu’ils l’ont aimée.)
Le candauliste utilise-t-il ce ressort de la jalousie pour raviver sa passion ? La question mérite d’être posée.
20:41 Publié dans Livre, Réflexions | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : candaulisme