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23 octobre 2007

Du mariage et de la postérité

Ami lecteur, je vous propose de poursuivre la réflexion entamée dans ma précédente note à propos de la pièce d’Eric Emmanuel Schmitt : « Le libertin ». Résumons la situation : dans le pavillon de chasse du baron d’Holbach, Diderot pose à demi-nu pour Mme Therbouche tout en marivaudant quand son secrétaire interrompt leurs jeux amoureux pour lui demander d’écrire au plus vite l’article sur la morale de l’Encyclopédie. Après avoir défendu ardemment la liberté individuelle auprès de son épouse dans la scène 8, Diderot change de discours dans la scène 13 avec sa fille qui lui annonce vouloir un enfant hors mariage et l’élever seule…

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DIDEROT. « Moi » ! « Je » ! Cesse de te mettre au début, au centre et à la fin de tes phrases. Cet enfant doit avoir une famille, même si tu ne veux pas encore en fonder une. L’intérêt de l’espèce doit l’emporter sur celui de l’individu. Oublie pour un moment le point que tu occupes dans l’espace et dans la durée, étends ta vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées et les peuples à naître, songe à notre espèce. Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain que la nature eût voulu que l’homme fût perfectible. Après moi, le déluge ! C’est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite. « Moi, moi » ! L’individu passe mais l’espèce n’a point de fin. Voilà ce qui justifie le sacrifice, voilà ce qui justifie l’homme qui se consume, voilà ce qui justifie l’holocauste du moi immolé sur les autels de la postérité.

[…]

MME THERBOUCHE. Dites-moi, étiez-vous sincère, là, à l’instant avec votre fille ?

DIDEROT. Oui. D’ailleurs, je le note immédiatement. L’Encyclopédie se doit d’aider les pères.

MME THERBOUCHE. C’est étonnant. Comment pouvez-vous à la fois défendre le plaisir individuel et dire que l’individu doit renoncer au plaisir pour le bien de l’espèce ?

DIDEROT. C’est une contradiction ?

MME THERBOUCHE. Ça y ressemble.

DIDEROT. Et pourquoi une morale ne serait-elle pas contradictoire ?

MME THERBOUCHE. Parce que, dans ce cas-là, ça ne fait pas une morale mais deux.  La morale de l’individu, la morale de l’espèce. Et elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre.

DIDEROT. C’est ennuyeux…
Il regarde ses feuillets et se met à barrer ce qu’il vient d’écrire avec un soupir.

Commentaires

Le mardi 23/10/2007 à 20:28 par Ex-mot :

Retenons comme leçon, si vous le voulez et sans pédanterie, que la morale ne saurait être relative. Celle qui découle des Lois Naturelles, est universelle. Heureusement, sans vouloir rassurer, que les questions relatives au libertinage, ne sont pas apriori d'ordre moral.

Le mardi 23/10/2007 à 21:14 par Ysé :

Rien de tel que de mettre un homme (enfin je dis un homme au sens général et donc cela concerne aussi les femmes) devant ses contradictions pour voir combien il peut être de mauvaise foi.
Et puis, cet extrait lorsqu'il est mis en parallèle avec la note qui précède, reflète parfaitement la misère de la rhétorique. En effet, l'on se demande si Diderot croit vraiment à ses arguments étant donné qu'il adapte son discours en fonction de son interlocuteur. Or, s'il ne croit pas en ce qu'il avance, ce qui semble être le cas, c'est donc qu'il instrumentalise le langage et use de raisonnements fallacieux, ce qui revient à une manipulation, plus ou moins consciente.
Cela a au moins le mérite de montrer que la notion de "libertinage" très en vogue aujourd'hui reste assez imprécise.

Le mercredi 24/10/2007 à 18:40 par Vagant pour Ex-Mot :

Et pourquoi ne pourrait-on pas se poser la question de la morale sexuelle, à priori ? Elle fût au centre des débats au cours des siècles derniers, et nous nous défaussons aujourd’hui sur les juristes et le corps médical pour définir le normal autorisé du pathologique condamné. Sans prôner pour un « retour à l’ordre moral » digne du 19ème, cette dérive légaliste et/ou médicale est elle souhaitable ? L’inceste, par exemple, peut-il être considéré comme moral tant qu’il advient entre adultes consentants, ou qu’il s’avère stérile et est donc sans risque pour le patrimoine génétique des uns et des autres ?

Le mercredi 24/10/2007 à 18:41 par Vagant pour Yse :

Dans cette histoire, Diderot se trouve au pied du mur : il doit pondre un article sur la morale, et non pas sur le libertinage, alors que tout le monde vient le perturber avec des problématiques diverses qui l’amènent à changer d’avis comme le meunier de la fable de la Fontaine.
Quant au libertinage dont tout le monde parle, ne peut-on pas le définir comme la liberté de penser et de copuler en dehors des cadres pré-établis ?

Le mercredi 24/10/2007 à 20:09 par Ex-mot :

Vous suscitez là des questions et des réflexions qui méritent bien plus qu'un commentaire à l'emporte pièce (de ma part). J'y consacrerai une note (ne voulant pas (re-)devenir un squatteur de blog) dès que je trouve le temps. Ce commentaire-ci juste pour vous signaler que le sujet me passionne et que j'apprécie pleinement votre façon de l'évoquer.

Le mercredi 24/10/2007 à 20:20 par Vagant pour Ex-Mot :

Si ce sujet vous passionne, permettez-moi de vous donner une belle référence : « la tyrannie du plaisir » de JC Guillebaud (http://www.amazon.fr/gp/product/2020380846/sr=8-2/qid=1193249594 ). J’ai envie d’écrire une note à ce sujet mais il me faudrait relire ce livre, et j’avoue reculer devant la tache : comment résumer un tel ouvrage ?