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22 janvier 2014

L’homme trophée 1 – le son du cor

connard.pngJudith décrocha son téléphone et, sans utiliser le répertoire, elle composa comme un compte à rebours le numéro qu’elle connaissait par cœur. Après trois sonneries, elle tomba une fois de plus sur la boite vocale et son annonce standardisée, sans âme. Elle prit son inspiration et se jeta à l’eau. «Allô Victor, c’est Judith. J’ai quelque chose à te proposer qui t’aurait fait plaisir. Très plaisir si tu vois ce que je veux dire… Rappelle-moi si tu l’oses ! Salut !». Elle raccrocha à bout de souffle. Elle avait essayé de se montrer cajoleuse, voire racoleuse au fil de son message, mais une fois de plus, elle eut rétrospectivement l’impression d’avoir été nulle.


Accoudé au comptoir d’un bar festif, Victor n’avait pas entendu sonner son téléphone et n’avait pas décroché à temps. Il sortait d’un rendez-vous Tinder© peu concluant et il noyait sa libido en compagnie de Grégoire, un impénitent séducteur que la quarantaine auréolait d’un charme ravageur et qui s’apprêtait à retrouver une de ses nombreuses maîtresses. Le message de Judith le tira de sa morosité, et il en fit part à son compère :


-    Ah elle me relance !
-    Une de perdue, dix de retrouvées. Laquelle ?
-    Bac-plus-sept.
-    Ça rime avec prise de tête.
-    Attends, je vais la cadrer direct, pérora Victor le téléphone en main. Il composa aussitôt un SMS outrageux pour impressionner Grégoire.
-    Quel homme ! siffla Grégoire entre ses dents en lisant le message.


De Victor à Judith : Alors petit cul, tu es en manque ? Chez toi ou chez moi ?


Ce SMS bouleversa Judith d’une triste joie. Victor lui avait répondu bien vite, pour une fois, mais il fallait beaucoup d’imagination pour déceler de la tendresse derrière la muflerie de ce message lapidaire. Judith n’allait donc pas pouvoir faire sa proposition indécente de vive voix, ce qui n’était finalement pas plus mal. Elle aurait ainsi le temps de la réflexion, pour faire le point sur leur liaison et se donner le courage d’aller jusqu’au bout. Elle se remémora leur rencontre, dont les prémices auguraient déjà la suite de leur relation. Une soirée, un dragueur, un verre de trop. Une banquette salvatrice quand les jambes se dérobent et la tête tourne. Tandis qu’elle pouvait encore papoter avec les uns et les autres, non seulement son dragueur ne l’avait pas lâchée, mais il avait poussé l’audace jusqu’à dénuder son épaule pour y déposer des baisers enivrés, tout en faisant glisser la bretelle de son soutien-gorge. Elle l’avait repoussé une première fois plutôt maladroitement, mais assez fermement pour qu’il cesse cette approche grossière. C’était sans compter avec la ténacité de ce dragueur invétéré qui était revenu à la charge et lui avait joué la sérénade tant et si bien qu’elle s’était sentie succomber à cet homme qui, du regard et des lèvres, lui disait combien il la trouvait belle. Pourtant elle avait sa dignité et n’était pas du genre à tomber comme ça dans les bras du premier venu, fût-il beau et sûr de lui, surtout devant ses copines, ou bien n’était-elle tout simplement pas assez ivre. Quand elle avait décidé qu’il était temps de rentrer, il lui avait emboité le pas tout à l’ivresse de pouvoir « dormir avec elle ». Au pied de l’immeuble, il lui avait proposée de la raccompagner, plus personne pour la juger pas même sa conscience et ils avaient fini la nuit ensemble. Rétrospectivement, cette première nuit avait été la meilleure, non seulement parce qu’ils avaient fait l’amour, ou plutôt baisé toute la nuit rectifia Judith intérieurement mais il l’avait tenu enlacée contre lui toute la nuit si bien qu’elle espérait alors avoir fait La Rencontre. Après cette première nuit, il avait mis trois semaines à lui donner signe de vie. La rencontre de l’une était le plan cul de l’autre. Puisqu’il voulait du sexe, il allait en avoir pensa Judith le téléphone en main, tout en escomptant bien attiser ses ardeurs, comme dans les bonnes vieilles leçons d’Aubade©.


Aubade99.jpgDe Judith à Victor : Toujours tenté par un plan à 3 ?


Un trio… après l’avoir baisée dans tous les sens, Victor n’avait pas cherché à connaitre autre chose d’elle qu’un plan à trois avec une fille d’un soir, songea Judith. Elle ne demandait pourtant pas la lune, n’exigeait pas de déclarations sirupeuses ni de sermensonges. Seulement partager un peu plus qu’une paire de draps de temps en temps, une sortie au restaurant, un tour au cinéma, apprendre à se connaitre. Les ballades la main dans la main, Judith  s’interdisait d’y penser.


De Victor à Judith : Pourquoi ?


Accoudé au bar, Léonard n’en croyait pas ses yeux. Son grand fantasme allait-il enfin se réaliser ? Judith allait-elle enfin céder et accéder à ses désirs ? Il en fit part à Grégoire qui regardait son jeune compagnon avec l’affection du maître pour l’apprenti, une bonne douzaine d’années séparant les deux compères, mais aussi une pointe de jalousie. Léonard avait ses plus belles années devant lui, et il était bien parti pour les croquer à pleines dents, alors que pour un célibataire endurci comme Grégoire se profilait le spectre du déclin et de la solitude, lorsque son charme naturel ne lui permettrait plus d’accéder aux jeunes femmes, toujours aussi jeunes et donc toujours plus jeunes que lui.


De Judith à Victor : Ne répond pas à une question par une question !


Qu’est-ce qu’elle peut être chiante quand elle s’y met ! s’exclama Léonard, on ne peut rien dire sans qu’elle ne plombe l’ambiance avec ses remarques acerbes. On ne sait jamais où on met les pieds avec ses questions existentielles. Je n’ai pas envie de tomber encore dans un de ses pièges qui va se refermer en crise de jalousie où chacun voudra avoir le dernier mot ! Pas question de jouer encore au chat et à la souris avec elle.


De Victor à Judith : So what ?


Encore une question en guise de réponse, ragea Judith. Il se moque vraiment de moi ! Les messages de Victor, essentiellement interrogatifs, excédaient rarement plus de trois ou quatre mots, et Judith en avait assez d’en extrapoler des phrases dignes de ce nom pour imaginer ses intentions. Depuis qu’elle avait rencontré Victor, que savait-elle de lui au juste ? Pas grand-chose en vérité, hormis un tableau de chasse qu’il exposait avec ostentation. Avec lui, impossible d’aller au fond des choses, de connaître ses aspirations profondes, de savoir, car c’était là la véritable question de Judith, s’il était prêt à se fixer, c’est-à-dire se fixer un moment à ses côtés pour vivre quelque chose avec elle. Judith savait bien qu’elle ne pouvait pas poser une telle question ouvertement, car elle pressentait, à juste titre, que Victor prendrait immédiatement la tangente.


De Judith à Victor : J’en ai parlé à une pote, ça pourrait s’arranger…


Les hommes d’aujourd’hui sont immatures, ils ne pensent qu’à leur plaisir immédiat, ressassait-elle  tandis qu’elle recevait immédiatement la réponse de Victor en confirmation de sa thèse favorite.


De Victor à Judith : Cool ! T’as une photo ?

Le physique, il n’y avait que ça qui comptait pour lui. Combien de fois Judith avait-elle dû affronter les photos des ex ou des futures ex de Victor, qu’il lui montrait ostensiblement avec autant de commentaires élogieux, leçons du corps à la Aubade qui renvoyaient Judith à plus d’angoisses féminines que tous les magazines de mode réunis. « Tu es belle Judith », lui avait-il dit un jour après quelques galipettes, « mais je suis plus beau que  toi ! » avait-il aussitôt ajouté. Elle s’était gardée de lui rétorquer qu’il avait un peu d’esprit, mais pas assez pour comprendre le second degré de ses messages. Il l’aurait sans doute jugée « chiante » alors qu’elle s’efforçait de lui présenter un heureux caractère par peur de le perdre. Quand Judith se regardait dans la glace, elle ignorait l’harmonie de ses traits, la ligne de sa nuque, la fraîcheur de sa silhouette, la profondeur de son regard. Elle ne percevait rien de tout ce qui lui conférait un charme fou, obnubilée par le moindre défaut apparent selon les critères normatifs martelés par les magazines féminins. Ainsi chaque photo de rivale brandie par Victor était une occasion de complexe, car elle y trouvait toujours une supposée qualité physique dont  elle aurait été dépourvue, qui justifiât qu’il la néglige. Paradoxalement, plus elle découvrait ces femmes, pour ainsi dire ses rivales photographiques que Victor avait pourtant quittées, mais qu’elle jugeait d’autant plus belles qu’elle était complexée, plus elle s’attachait à son amant. « Les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l’homme qui a eu de belles femmes », tel est le grand secret de la vie selon Kundera, et Victor avait toujours été très aimé.


De Judith à Victor : Voilà Ludivine, une copine rencontrée en soirée.


Comme tous les hommes, songea Judith, il lui en fallait toujours plus, c’est-à-dire plus de femmes. Dans cette réflexion ruminée jusqu’à devenir un lieu commun, Judith ne réalisait pas qu’elle excluait de «  tous les hommes » ceux qu’elle ignorait, ou tout au moins ceux qu’elle n’envisageait pas sur un plan intime, et son observation était exacte puisqu’elle s’intéressait essentiellement aux hommes convoités. Ce qui excitait sa convoitise et celle de ses pairs, ce n’était pas simplement une question de beauté plastique, car l’attrait d’un homme ne se résumait pas à une jolie figure, mais était pour elle une question d’esprit, de prestance, d’audace, d’assurance, résultaient de tout un ensemble de qualités comportementales plus qu’intrinsèques, qui confèrent à l’homme son charme social et faisait rêver Judith. Pour juger de toutes ces qualités, rien de tel qu’un palmarès. La rencontre tant attendue, qu’on imagine être celle de deux individus sous l’auspice de la providence comme dans les romances, résultait d’une compétition d’autant plus ardue que Judith et Victor vivaient dans un microcosme citadin hyper connecté. Avec les réseaux sociaux pour vecteur de la réputation, la plupart des regards étaient braqués sur les même personnes, celles qui apparaissaient à tort ou à raison être les plus brillantes. À ce jeu, Victor faisait partie des gagnants, et Judith était flattée qu’un tel homme s’intéressât à elle.  Avoir Victor pour petit ami officiel constituait un véritable trophée pour lequel elle pouvait tout sacrifier. Pour elle qui était si complexée, supplanter toutes ses rivales photographiques aurait constitué une revalorisation narcissique telle qu’elle était prête à pardonner tous les affronts de ce séducteur, alors que pour Victor installé dans la spirale du succès, Judith n’était qu’une femelle de son cheptel pour laquelle il n’avait aucun égard particulier. Pourquoi donc aurait-il dû s’attacher à une seule femme, à l’exclusion de toutes les autres, alors qu’il pouvait jouir d’elles toutes alternativement ? Pour lui, l’étape suivante de la marche du plaisir consistait à jouir d’elles simultanément.


À peine eût-il reçu la photo de Judith et Ludivine que Victor la brandit sous le nez de Grégoire :


-    Elles sont bonnes, hein ?
-    Joli petit lot, c’est le cas de le dire, les deux font la paire. C’est laquelle bac-plus-sept ?
-    Judith, c’est celle de gauche. Dans tous les sens du terme.
-   Eh bien, tu ne vas pas t’embêter ! ajouta Grégoire narquois, un trio avec des féministes gauchistes, je ne sais pas si tu vas en sortir vivant !
-   Ça me changera des pétasses Sarkozistes. Une fille avec un beau cul mais sans esprit ni conversation, ça va bien pour une nuit, mais c’est à mourir d’ennui après deux semaines de vacances. Avoir Judith dans mon lit me donne l’impression d’être intelligent. Je me dis que si j’ai pu la séduire, c’est que je ne dois pas être trop con. Elle au moins, elle peut parler philo ou politique entre deux rounds sous les draps.
-    Tant que ça tourne pas au pugilat, persifla Grégoire.


Victor sentit une pointe d’admiration derrière les remarques de Grégoire. Ce dernier s’était pourtant vanté d’avoir vécu de mirifiques trios avec quelques-unes de ses maîtresses, ce qui avait titillé les désirs plus classiques de Victor, au point que cela devienne une idée fixe et qu’il fasse part de cette lubie à toutes ses amantes, sans aucun succès jusqu’alors. Victor enviait donc Grégoire pour les trios dont il parlait, et Grégoire enviait Victor pour le trio qu’il allait vivre, ainsi que pour son amante intellectuelle dont il se moquait. Le glorieux méprise ce qu’il ne peut avoir.


De Victor à Judith : Au moins tu as bon goût, elle est bonne. Dans quel lit ?


Judith fut une fois de plus blessée par son message, tout particulièrement par ce « Au moins » qui lui déniait les atouts dont elle se croyait déjà dépourvue, alors que c’était un compliment dans l’esprit de Victor qui aurait dû écrire « Toi au moins, tu as bon goût ». Un seul mot vous manque et le sens tout entier peut changer. Cette dévalorisation ressentie par Judith n’était pourtant rien comparativement à la dernière humiliation qu’il lui avait infligée. Tandis qu’il répondait rarement aux appels de Judith, tant il était occupé par ailleurs, il ne se gênait pas pour lui demander de le rejoindre à toute heure de la nuit, et elle courait se faire baiser comme une junkie en manque cherche sa dose, avec le fol espoir de conquérir le cœur de son amant. Ainsi était-elle venue chez lui  à l’heure où les derniers métros dorment depuis longtemps. Il l’avait accueillie avec l’empressement du désir qu’il voulait assouvir. Judith avait un peu temporisé en s’échappant vers la salle de bain pour mieux se préparer aux étreintes de son amant. Là, elle avait découvert des sous-vêtements féminins. « Pourquoi faut-il toujours que tu sois si chiante ! » lui avait-il répondu quand elle osa le questionner sur cette lingerie, « c’est à une cousine de passage, elle ne sera pas là ce soir. Viens ! J’ai envie de toi ! ». Une heure plus tard, repus de sexe, Judith se préparait à passer le reste de la nuit tendrement enlacée à son bourru d’amant, quand il lui avait dit à l’autre bout du lit « Et maintenant tu dégages ! ». « Tu ne comprends pas que je suis un salaud ? Dégage ! »  Avait-il ajouté encore un ton plus haut. Judith avait claqué la porte après l’avoir copieusement insulté, et s’était retrouvée en larmes sur le trottoir, contrainte de prendre un taxi pour rentrer seule chez elle. Il suffisait qu’elle se remémorât ce pathétique épisode pour avoir le courage de continuer.


De Judith à Victor : Aucun, on a trouvé un club où on peut baiser et danser. C’est dimanche ou c’est mort. Après, elle part au Japon.

LouisVuitton.pngLe matin même, Judith avait croisé une troupe de Japonais sur les Champs-Elysées. Ils ressortaient de la boutique Louis Vuitton, et toutes les femmes portaient le même sac à main. Elle s’était demandée pourquoi toutes ces femmes désiraient le même modèle, sans se demander pourquoi elle désirait Victor sur la base du désir qu’il inspirait aux autres femmes. Il y avait effectivement une grande différence entre avoir à son bras Victor, l’homme trophée de l’amour, et un de ces icônes de la mode. Chaque sac, produit à des milliers d’exemplaires, appartenait à une seule femme, ce qui n’était pas le cas de Victor pour lequel elle luttait dans l’espoir d’en accaparer l’unique exemplaire. Elle n’était pas pour autant dans une logique consumériste : un seul Victor lui suffisait amplement, aussi ne voulait-elle pas le voir à d’autres bras, mais savoir qu’il avait été aux bras de belles femmes justifiait son désir.


On peut d’ailleurs se demander si la concentration humaine en milieu urbain ne favorise pas un certain mimétisme social, dont le mimétisme du désir, ce qui atteindrait son paroxysme au Japon où l’individu s’efface au profit du groupe.  Ainsi « Je vous aime » est traduit par « 大好きです»  ce qui signifie littéralement « vous êtes très aimé ». Le « Je », qui nous parait paraît primordial dans l’expression d’un sentiment aussi subjectif que l’amour, est éludé au profit d’un groupe impersonnel : Vous êtes très aimé (par tous dont moi (et peut-être ne vous aimerais-je pas si les autres ne vous aimaient pas autant))

A suivre...