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03 février 2014

L’homme trophée 3 – le coup de grâce

Assis dans un café à côté de Judith, l’ordinateur portable posé face à eux sur la table, Thomas termine les deux premiers chapitres de cette histoire. Judith avait d’abord été contrariée que Thomas, son vieil amant, s’emparât de sa malheureuse liaison avec Victor, pour décrire une vengeance qui n’aurait jamais lieu. Elle reconnaissait dans cette fable des portions de vérité, mais enchâssées dans une trame romanesque dont elle n’aurait jamais pu tenir le premier rôle. Sa liaison avec Victor était toute fraîche, et elle n’avait pas rompu officiellement avec lui. Comment l’aurait-elle pu alors qu’elle n’était officiellement  qu’un sex friend dans le meilleur des cas. « Comment veux-tu que je sorte de ta vie, puisque  je n’y suis pas ! » lui aurait-il certainement rétorqué si elle s’était avisée de rompre en bonne et due forme. Ainsi la fable de Thomas était un succédanée de rupture qui permettait à Julie d’éviter un affront de plus, et de prendre un peu de distance vis-à-vis de cette relation nocive. Sans avoir besoin de l’écrire explicitement, Thomas s’était attribué le beau rôle de l’inconnu, et il se vengeait ainsi de son rival qu’il savait bien plus jeune et qu’il imaginait bien plus beau. En partageant ce fantasme avec Judith, il espérait ridiculiser Victor dans l’esprit de son amante afin qu’elle l’oublie définitivement.

En fin de compte, Judith finit par s’amuser de la fable de Thomas, remanie les SMS selon le style lapidaire que Victor avait institué, et rebaptise tous les intervenants : Ludivine fait bonne copine, Victor serait victorieux, et Judith évoque l’héroïne de l’Ancien Testament immortalisée par un tableau du Caravage où elle décapite Holopherne.

Judith décapitant HolopherneSelon le récit biblique, le général Holopherne, envoyé par Nabuchodonosor II pour massacrer tout le proche Orient, est arrêté à Béthulie. Il assiège la ville qui est sur le point de se rendre, quand une habitante entreprend un acte héroïque. Seule avec sa servante et des cruches de vin, elle pénètre dans le camp d’Holopherne, qui est immédiatement ensorcelé par la beauté et l’intelligence de Judith. Il organise un banquet en l’honneur de cette femme qui, une fois que les domestiques se sont retirés et qu’Holopherne est complètement ivre, le décapite sans autre forme de procès. La Judith biblique s’enfuie alors du camp avec la tête d’Holopherne pour trophée, tout comme la Judith de Thomas quitte l’Overside après avoir tué son désir pour Victor, l’homme trophée.

Ravis du fruit illégitime de leur union littéraire, Judith propose à Thomas de terminer la soirée dans un club libertin parisien, Le Mask, où ils pourront assouvir leurs désirs depuis trop longtemps frustrés. Quelques couples sont déjà là, accoudés au bar, d’autres sur les banquettes des alcôves du fond, où des tables basses permettent de poser son verre avant de s’abandonner à d’autres douceurs. Après avoir fait le tour du club, Judith et Thomas s’asseyent confortablement dans ces coins câlins de plus en plus bondés qui permettent tous les ébats. Pour eux, ce serait plutôt tous les débats, car l’ombre de Victor qui les a suivis depuis le café est toujours là.

Confortablement blottie dans les bras de Thomas, dont la petite fable a remué de douloureux souvenirs dans l’esprit de Judith, elle évoque ses doutes et ses frustrations, lui explique combien elle a eu besoin de simple tendresse, tandis qu’elle livrait son corps au sexe sans état d’âme avec Victor. Tendrement enlacée à Thomas, dont la position ne lui permet que de toucher les seins de Judith, elle revit intérieurement sa liaison délétère avec Victor, qui fut pour Thomas source de frustration et d’incompréhension puisqu’il n’en avait pas connaissance. Dégoutée du sexe  brut avec Victor, elle ne pouvait plus offrir à Thomas qu’un amour épuré de la sexualité, qu’elle  réduisait avec lui à sa plus simple expression quand elle ne fuyait pas dans le sommeil dès qu’ils étaient enlacés. Ainsi les corps alanguis qui se vautrent tout autour d’eux dans la luxure illustrent cette baise dégoûtante tandis qu’elle s’assoupit dans les bras de son tendre amant. À force de céder sur les mots, on finit par céder sur la chose. Pour ce crétin de Thomas à la verge désespérément dressée, la réalité a rejoint la fiction, sauf qu’au lieu d’être l’artisan d’une vengeance, il en est la victime face à Victor le bien nommé. Judith l’a bel et bien attiré dans un club libertin pour le frustrer dans les bras d’un vieux rival : Morphée !

La morale de cette histoire, à l’usage des machos soucieux d’arriver à leurs fins avec les femmes, c’est Kundera qui nous la donne dans Le livre du rire et de l’oubli :

Le regard de l’homme a déjà été souvent décrit. Il se pose froidement sur la femme, paraît-il, comme s’il la mesurait, la pesait, l’évaluait, la choisissait, autrement dit comme s’il la changeait en chose.

Ce qu’on sait moins, c’est que la femme n’est pas tout à fait désarmée contre ce regard. Si elle est changée en chose, elle observe donc l’homme avec le regard d’une chose. C’est comme si le marteau avait soudain des yeux et observait fixement le maçon qui s’en sert pour enfoncer un clou. Le maçon voit le regard mauvais du marteau, il perd son assurance et se donne un coup sur le pouce.

Le maçon est le maitre du marteau, pourtant c’est le marteau qui a l’avantage sur le maçon, parce que l’outil sait exactement comment il doit être manié, tandis que celui qui le manie ne peut le savoir qu’à peu près.

Le pouvoir de regarder change le marteau en être vivant, mais le brave maçon doit soutenir son regard insolent et, d’une main ferme, le changer de nouveau en chose. On dit que la femme vit ainsi un mouvement cosmique vers le haut puis vers le bas : l’essor d’une chose se muant en créature et la chute d’une créature se muant en chose.

Toute l'histoire...

27 janvier 2014

L’homme trophée 2 – l’hallali

Quelques jours plus tard, Judith et Victor entrèrent à l’Overside, club libertin parisien célèbre pour ses fameuses soirées mixtes du dimanche soir. Victor qui ne fréquentait pas ce milieu ne se sentait pas à son aise.

-    Elle arrive quand ta copine ?
-    Dans une petite heure, le temps de finir sa soirée d’au revoir. On peut manger un truc en attendant.
-    Oui, n’empêche qu’on aurait été mieux chez moi.
-    Avec ton colocataire qui écoute aux portes ?
-    Tu trouves que c’est mieux ici ? Non seulement on va nous entendre mais aussi nous mater ! T’as pas vu la haie d’honneur des mecs qui attendent pour rentrer ?
-    T’inquiète pas darling, il ne peut rien arriver à un grand garçon comme toi ! Ludivine m’a dit qu’on peut vraiment s’éclater dans cette boîte. Il paraît que tout est bien géré et que les gens sont respectueux.

Judith et Victor furent conduits par le personnel vers un somptueux buffet que des couples de tous âges butinaient. S’il n’y avait pas eu ces alcôves encore vides, disposées le long d’un couloir à l’entrée du club, ils auraient pu s’imaginer dans une simple discothèque. La musique battait déjà son plein et la piste de danse, assez grande, entourée de podiums ornés de barre de pole dance, était peu à peu prise d’assaut par des couples de fêtards hétéroclites. Du balcon qui surplombait la piste, Judith et Victor assis côte à côte terminaient leur dîner en observant la faune qui, si elle était apparemment libertine au vu des tenues outrageuses de certaines femmes et des caresses impudiques de certains couples, n’apparaissait pas particulièrement portée sur l’échangisme. D’ailleurs, aucun couple n’était venu les aborder. « On va danser ? » proposa Judith à Victor, qui la suivit rasséréné, mais toutefois impatient que la fameuse Ludivine arrive.

Ils se dandinèrent tant et si bien sur la piste, qu’ils ne virent pas qu’on enlevait le buffet pendant que des hommes seuls faisaient leur apparition ici et là. À  l’image des couples présents, certains avaient l’apparence d’hommes d’affaire propres sur eux, d’autres de clubbers avertis. Sous le feu roulant des regards masculins, Judith semblait déchainée alors que Victor apparaissait fatigué et inquiet. «  Tu peux aller au vestiaire pour voir si Ludivine a laissé un message sur mon portable ? »  lui cria-t-elle à l’oreille. Victor hésita un instant à empoigner Judith manu militari pour sortir aussitôt de ce club, mais l’espoir de culbuter deux jolies femmes était plus grand que son angoisse, et il s’éclipsa momentanément. Pour la meute des hommes seuls, c’était l’hallali. Chacun d’entre eux vint tenter sa chance tour à tour ou deux par deux, les plus audacieux n’hésitant pas à saisir Judith par les hanches, les plus timides se contentant de lui sourire ostensiblement. Sans cesser de danser, Judith repoussait les plus collants.

Elle aurait pu choisir celui ou ceux qu’elle voulait pour son bon plaisir, mais comment un homme aurait-il pu trouver grâce à ses yeux dans ce contexte ? Aucun d’entre eux ne semblait convoité, les plus mignons ayant déjà été happés par les couples d’habitués. Les regards libidineux de ces seconds couteaux ne la flattaient pas, car elle ne percevait chez ces hommes en chasse aucune admiration pour elle, mais juste un désir bestial à assouvir avec la première qui le voudrait bien. Elle aurait certes pu profiter de la situation avec ces hommes interchangeables pour les consommer à loisir, alternativement ou simultanément, et en tirer un plaisir purement sexuel, ce dont Victor ne se serait pas privé dans la situation inverse. Il aurait fallu pour cela qu’elle ait suffisamment de force en elle pour ne pas avoir besoin de se sentir valorisée par ces hommes-là qui, après l’avoir baisée, iraient certainement tenter d’en baiser une autre. Judith se laissa toutefois approcher par un des hommes présents avant que Victor ne revienne, afin qu’il ressente ce qu’elle devait endurer quand elle le trouvait au bras de la première venue.

Lorsque Victor revint bredouille du vestiaire, car il n’avait bien entendu trouvé aucun message de la fameuse Ludivine, il trouva Judith enlacée à un inconnu. Tétanisé, il s’approcha pour exiger des explications. Avant qu’il n’ait ouvert la bouche, Judith s’exclama cajoleuse « Ah  enfin !  tu me prends une coupe de champagne s’il-te-plaît, j’ai tellement chaud ! ». Elle colla aussitôt ses lèvres aux siennes comme pour le rassurer, mais elle reprit son slow avec l’inconnu. En quelques minutes, le rapport de force s’était totalement inversé. Pour Victor, la surprise était telle qu’elle bâillonnait sa colère. Entre faire un esclandre parfaitement déplacé dans ce cadre libertin, où Judith avait le comportement attendu, et aller chercher le verre de champagne, il opta pour le champagne dont il siffla un verre au bar, seul.

Overside.jpgÀ peine Victor avait-il le dos tourné que Judith entraina l’inconnu vers les coins câlins. Le couple – elle et l’inconnu formaient désormais un couple au sens premier du terme – se dirigea vers la première alcôve venue, le salon Grec, au centre duquel trônait un lit hexagonal où s’ébattait un trio. La femme, une plantureuse quinquagénaire aux seins gros comme des pastèques, y suçait son conjoint dégarni, notaire à Brie-Comte-Robert, tandis qu’un pompier musculeux la prenait en levrette. C’était un couple d’habitués qui venait régulièrement s’ébattre en trio à Paris, ce qui constituait l’essentiel de leur vie sexuelle. Le notaire, en tout point fidèle à son épouse, souffrait de quelques difficultés érectiles qu’il avait d’abord attribuées à l’âge. Titillée par l’incontournable rubrique sexe des magazines féminins dont elle s’abreuvait quotidiennement, son épouse frustrée avait fini par convaincre son mari de franchir les portes d’un club libertin, juste pour voir. Ce fut une révélation. Constatant le désir que sa femme provoquait chez les hommes présents – la bougresse savait y faire, entre œillades et moues suggestives – notre notaire ressentit, par une sorte de désir mimétique, un retour de flammes pour son épouse en femme fatale, au point que sa verge se dressa miraculeusement. Depuis, madame choisissait un modèle d’étalon différent à chacune de leur escapade, mais toujours une grosse pointure, et tous y trouvaient leur compte. Lorsque le notaire se jugea assez dur, il ordonna au pompier, d’un geste impérieux, d’échanger leurs positions respectives. Ainsi put-il se lâcher dans madame qui, dans un même mouvement, offrait à la grosse lance d’incendie du pompier la fameuse cravate de notaire. Judith et l’inconnu s’assirent sur une banquette sans se quitter des yeux, ignorant le trio burlesque au centre du salon. Ils s’embrassèrent tendrement tout en se déshabillant, comme seuls au monde au cœur de l’orgie.

Victor déambulait en vain dans la zone discothèque du club à la recherche de Judith. Lorsqu’il voulut emprunter le couloir qui mène aux coins câlins, sa coupe de champagne toujours à la main, une armoire à glace lui barra le chemin : « Vous ne pouvez pas aller dans les coins câlins avec une boisson ! » Face à lui, le videur de la boite, une sorte de Chabal au fort accent serbo-croate. Victor bu son verre cul sec et le laissa sur une table, bien décidé à retrouver Judith où qu’elle se cache. Le colosse lui barra à nouveau le chemin :

-    Vous ne pouvez pas entrer seul dans les coins câlins !
-    Mais je ne suis pas seul, je suis accompagné !
-    Je ne vois pas madame.
-    Moi non plus, je la cherche justement !
-    Les hommes seuls ne peuvent aller dans les coins câlins que s’ils sont invités par un couple.
-    Mais puisque je vous dis…
-    Vous pensiez m’avoir avec ce coup-là ? Allez donc draguer dans la discothèque ! Au boulot !
-    Mais…
-    Tu veux que je te fasse un gros câlin ? grogna le videur entre ses dents.

Fou de rage, mais pas au point d’affronter le videur, Victor décida que cette soirée catastrophique avait assez durée. Bien décidé à abandonner Judith où qu’elle fût, il demanda son manteau au vestiaire.

-    Votre prénom ?
-    Victor.
-    Je ne vois pas de Victor…
-    Je suis rentré avec Judith.
-    Elle doit sortir avec vous monsieur.
-    Comment ça ?
-    Quand on entre à deux, on sort à deux !

Déconfit, Victor s’écroula dans une banquette à côté de la piste de danse. La majorité de la faune baisait bruyamment à quelques mètres de là, seuls restaient les hommes seuls, les indésirables dont il partageait le triste sort. Plusieurs verres s’étaient écoulés dans son gosier quand Judith réapparu. « Je suis épuisée,  on s’en va ? ». En le retrouvant affalé sur une banquette parmi les loosers, Judith perdit les dernières bribes de désir qu’elle éprouvait pour lui.

Ludivine n’avait jamais existé que dans l’imagination de Victor, et sur un astucieux montage photographique présentant  Judith aux côtés d’une illustre inconnue dont elle avait pêché la photo sur le web. Grâce à ce subterfuge, Judith avait pu amener Victor dans une soirée échangiste avec des hommes seuls, afin de l’humilier dans les bras d’un autre homme, ce qui avait fonctionné au-delà de ses espérances. Elle avait organisé ce piège pour se venger de tous les affronts subis, sans réaliser qu’elle allait faire chuter le trophée de son piédestal et tuer son désir envers lui. Si elle n’avait été qu’une femme parmi d’autres sur le tableau de chasse de Victor, il ne serait plus à son tour dans l’esprit de Judith, qu’un trophée de chasse tout juste bon à prendre la poussière dans le couloir de ses souvenirs.

Victor se releva péniblement. Derrière Judith, il paya la note en maugréant et reprit son manteau sans laisser de pourboire au vestiaire. Arrivés dehors, l’air frais lui remis un peu les idées en place. Il jeta un regard sombre à Judith.

-    Faut qu’on parle Judith !
-    Pas envie… Salut ! lui lança-t-elle en marchant vers un inconnu qui attendait là, celui-là même avec lequel elle dansait avant de lui fausser compagnie.
-    Salope !  beugla-t-il derrière les amants qui partaient en riant.

A suivre

22 janvier 2014

L’homme trophée 1 – le son du cor

connard.pngJudith décrocha son téléphone et, sans utiliser le répertoire, elle composa comme un compte à rebours le numéro qu’elle connaissait par cœur. Après trois sonneries, elle tomba une fois de plus sur la boite vocale et son annonce standardisée, sans âme. Elle prit son inspiration et se jeta à l’eau. «Allô Victor, c’est Judith. J’ai quelque chose à te proposer qui t’aurait fait plaisir. Très plaisir si tu vois ce que je veux dire… Rappelle-moi si tu l’oses ! Salut !». Elle raccrocha à bout de souffle. Elle avait essayé de se montrer cajoleuse, voire racoleuse au fil de son message, mais une fois de plus, elle eut rétrospectivement l’impression d’avoir été nulle.


Accoudé au comptoir d’un bar festif, Victor n’avait pas entendu sonner son téléphone et n’avait pas décroché à temps. Il sortait d’un rendez-vous Tinder© peu concluant et il noyait sa libido en compagnie de Grégoire, un impénitent séducteur que la quarantaine auréolait d’un charme ravageur et qui s’apprêtait à retrouver une de ses nombreuses maîtresses. Le message de Judith le tira de sa morosité, et il en fit part à son compère :


-    Ah elle me relance !
-    Une de perdue, dix de retrouvées. Laquelle ?
-    Bac-plus-sept.
-    Ça rime avec prise de tête.
-    Attends, je vais la cadrer direct, pérora Victor le téléphone en main. Il composa aussitôt un SMS outrageux pour impressionner Grégoire.
-    Quel homme ! siffla Grégoire entre ses dents en lisant le message.


De Victor à Judith : Alors petit cul, tu es en manque ? Chez toi ou chez moi ?


Ce SMS bouleversa Judith d’une triste joie. Victor lui avait répondu bien vite, pour une fois, mais il fallait beaucoup d’imagination pour déceler de la tendresse derrière la muflerie de ce message lapidaire. Judith n’allait donc pas pouvoir faire sa proposition indécente de vive voix, ce qui n’était finalement pas plus mal. Elle aurait ainsi le temps de la réflexion, pour faire le point sur leur liaison et se donner le courage d’aller jusqu’au bout. Elle se remémora leur rencontre, dont les prémices auguraient déjà la suite de leur relation. Une soirée, un dragueur, un verre de trop. Une banquette salvatrice quand les jambes se dérobent et la tête tourne. Tandis qu’elle pouvait encore papoter avec les uns et les autres, non seulement son dragueur ne l’avait pas lâchée, mais il avait poussé l’audace jusqu’à dénuder son épaule pour y déposer des baisers enivrés, tout en faisant glisser la bretelle de son soutien-gorge. Elle l’avait repoussé une première fois plutôt maladroitement, mais assez fermement pour qu’il cesse cette approche grossière. C’était sans compter avec la ténacité de ce dragueur invétéré qui était revenu à la charge et lui avait joué la sérénade tant et si bien qu’elle s’était sentie succomber à cet homme qui, du regard et des lèvres, lui disait combien il la trouvait belle. Pourtant elle avait sa dignité et n’était pas du genre à tomber comme ça dans les bras du premier venu, fût-il beau et sûr de lui, surtout devant ses copines, ou bien n’était-elle tout simplement pas assez ivre. Quand elle avait décidé qu’il était temps de rentrer, il lui avait emboité le pas tout à l’ivresse de pouvoir « dormir avec elle ». Au pied de l’immeuble, il lui avait proposée de la raccompagner, plus personne pour la juger pas même sa conscience et ils avaient fini la nuit ensemble. Rétrospectivement, cette première nuit avait été la meilleure, non seulement parce qu’ils avaient fait l’amour, ou plutôt baisé toute la nuit rectifia Judith intérieurement mais il l’avait tenu enlacée contre lui toute la nuit si bien qu’elle espérait alors avoir fait La Rencontre. Après cette première nuit, il avait mis trois semaines à lui donner signe de vie. La rencontre de l’une était le plan cul de l’autre. Puisqu’il voulait du sexe, il allait en avoir pensa Judith le téléphone en main, tout en escomptant bien attiser ses ardeurs, comme dans les bonnes vieilles leçons d’Aubade©.


Aubade99.jpgDe Judith à Victor : Toujours tenté par un plan à 3 ?


Un trio… après l’avoir baisée dans tous les sens, Victor n’avait pas cherché à connaitre autre chose d’elle qu’un plan à trois avec une fille d’un soir, songea Judith. Elle ne demandait pourtant pas la lune, n’exigeait pas de déclarations sirupeuses ni de sermensonges. Seulement partager un peu plus qu’une paire de draps de temps en temps, une sortie au restaurant, un tour au cinéma, apprendre à se connaitre. Les ballades la main dans la main, Judith  s’interdisait d’y penser.


De Victor à Judith : Pourquoi ?


Accoudé au bar, Léonard n’en croyait pas ses yeux. Son grand fantasme allait-il enfin se réaliser ? Judith allait-elle enfin céder et accéder à ses désirs ? Il en fit part à Grégoire qui regardait son jeune compagnon avec l’affection du maître pour l’apprenti, une bonne douzaine d’années séparant les deux compères, mais aussi une pointe de jalousie. Léonard avait ses plus belles années devant lui, et il était bien parti pour les croquer à pleines dents, alors que pour un célibataire endurci comme Grégoire se profilait le spectre du déclin et de la solitude, lorsque son charme naturel ne lui permettrait plus d’accéder aux jeunes femmes, toujours aussi jeunes et donc toujours plus jeunes que lui.


De Judith à Victor : Ne répond pas à une question par une question !


Qu’est-ce qu’elle peut être chiante quand elle s’y met ! s’exclama Léonard, on ne peut rien dire sans qu’elle ne plombe l’ambiance avec ses remarques acerbes. On ne sait jamais où on met les pieds avec ses questions existentielles. Je n’ai pas envie de tomber encore dans un de ses pièges qui va se refermer en crise de jalousie où chacun voudra avoir le dernier mot ! Pas question de jouer encore au chat et à la souris avec elle.


De Victor à Judith : So what ?


Encore une question en guise de réponse, ragea Judith. Il se moque vraiment de moi ! Les messages de Victor, essentiellement interrogatifs, excédaient rarement plus de trois ou quatre mots, et Judith en avait assez d’en extrapoler des phrases dignes de ce nom pour imaginer ses intentions. Depuis qu’elle avait rencontré Victor, que savait-elle de lui au juste ? Pas grand-chose en vérité, hormis un tableau de chasse qu’il exposait avec ostentation. Avec lui, impossible d’aller au fond des choses, de connaître ses aspirations profondes, de savoir, car c’était là la véritable question de Judith, s’il était prêt à se fixer, c’est-à-dire se fixer un moment à ses côtés pour vivre quelque chose avec elle. Judith savait bien qu’elle ne pouvait pas poser une telle question ouvertement, car elle pressentait, à juste titre, que Victor prendrait immédiatement la tangente.


De Judith à Victor : J’en ai parlé à une pote, ça pourrait s’arranger…


Les hommes d’aujourd’hui sont immatures, ils ne pensent qu’à leur plaisir immédiat, ressassait-elle  tandis qu’elle recevait immédiatement la réponse de Victor en confirmation de sa thèse favorite.


De Victor à Judith : Cool ! T’as une photo ?

Le physique, il n’y avait que ça qui comptait pour lui. Combien de fois Judith avait-elle dû affronter les photos des ex ou des futures ex de Victor, qu’il lui montrait ostensiblement avec autant de commentaires élogieux, leçons du corps à la Aubade qui renvoyaient Judith à plus d’angoisses féminines que tous les magazines de mode réunis. « Tu es belle Judith », lui avait-il dit un jour après quelques galipettes, « mais je suis plus beau que  toi ! » avait-il aussitôt ajouté. Elle s’était gardée de lui rétorquer qu’il avait un peu d’esprit, mais pas assez pour comprendre le second degré de ses messages. Il l’aurait sans doute jugée « chiante » alors qu’elle s’efforçait de lui présenter un heureux caractère par peur de le perdre. Quand Judith se regardait dans la glace, elle ignorait l’harmonie de ses traits, la ligne de sa nuque, la fraîcheur de sa silhouette, la profondeur de son regard. Elle ne percevait rien de tout ce qui lui conférait un charme fou, obnubilée par le moindre défaut apparent selon les critères normatifs martelés par les magazines féminins. Ainsi chaque photo de rivale brandie par Victor était une occasion de complexe, car elle y trouvait toujours une supposée qualité physique dont  elle aurait été dépourvue, qui justifiât qu’il la néglige. Paradoxalement, plus elle découvrait ces femmes, pour ainsi dire ses rivales photographiques que Victor avait pourtant quittées, mais qu’elle jugeait d’autant plus belles qu’elle était complexée, plus elle s’attachait à son amant. « Les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l’homme qui a eu de belles femmes », tel est le grand secret de la vie selon Kundera, et Victor avait toujours été très aimé.


De Judith à Victor : Voilà Ludivine, une copine rencontrée en soirée.


Comme tous les hommes, songea Judith, il lui en fallait toujours plus, c’est-à-dire plus de femmes. Dans cette réflexion ruminée jusqu’à devenir un lieu commun, Judith ne réalisait pas qu’elle excluait de «  tous les hommes » ceux qu’elle ignorait, ou tout au moins ceux qu’elle n’envisageait pas sur un plan intime, et son observation était exacte puisqu’elle s’intéressait essentiellement aux hommes convoités. Ce qui excitait sa convoitise et celle de ses pairs, ce n’était pas simplement une question de beauté plastique, car l’attrait d’un homme ne se résumait pas à une jolie figure, mais était pour elle une question d’esprit, de prestance, d’audace, d’assurance, résultaient de tout un ensemble de qualités comportementales plus qu’intrinsèques, qui confèrent à l’homme son charme social et faisait rêver Judith. Pour juger de toutes ces qualités, rien de tel qu’un palmarès. La rencontre tant attendue, qu’on imagine être celle de deux individus sous l’auspice de la providence comme dans les romances, résultait d’une compétition d’autant plus ardue que Judith et Victor vivaient dans un microcosme citadin hyper connecté. Avec les réseaux sociaux pour vecteur de la réputation, la plupart des regards étaient braqués sur les même personnes, celles qui apparaissaient à tort ou à raison être les plus brillantes. À ce jeu, Victor faisait partie des gagnants, et Judith était flattée qu’un tel homme s’intéressât à elle.  Avoir Victor pour petit ami officiel constituait un véritable trophée pour lequel elle pouvait tout sacrifier. Pour elle qui était si complexée, supplanter toutes ses rivales photographiques aurait constitué une revalorisation narcissique telle qu’elle était prête à pardonner tous les affronts de ce séducteur, alors que pour Victor installé dans la spirale du succès, Judith n’était qu’une femelle de son cheptel pour laquelle il n’avait aucun égard particulier. Pourquoi donc aurait-il dû s’attacher à une seule femme, à l’exclusion de toutes les autres, alors qu’il pouvait jouir d’elles toutes alternativement ? Pour lui, l’étape suivante de la marche du plaisir consistait à jouir d’elles simultanément.


À peine eût-il reçu la photo de Judith et Ludivine que Victor la brandit sous le nez de Grégoire :


-    Elles sont bonnes, hein ?
-    Joli petit lot, c’est le cas de le dire, les deux font la paire. C’est laquelle bac-plus-sept ?
-    Judith, c’est celle de gauche. Dans tous les sens du terme.
-   Eh bien, tu ne vas pas t’embêter ! ajouta Grégoire narquois, un trio avec des féministes gauchistes, je ne sais pas si tu vas en sortir vivant !
-   Ça me changera des pétasses Sarkozistes. Une fille avec un beau cul mais sans esprit ni conversation, ça va bien pour une nuit, mais c’est à mourir d’ennui après deux semaines de vacances. Avoir Judith dans mon lit me donne l’impression d’être intelligent. Je me dis que si j’ai pu la séduire, c’est que je ne dois pas être trop con. Elle au moins, elle peut parler philo ou politique entre deux rounds sous les draps.
-    Tant que ça tourne pas au pugilat, persifla Grégoire.


Victor sentit une pointe d’admiration derrière les remarques de Grégoire. Ce dernier s’était pourtant vanté d’avoir vécu de mirifiques trios avec quelques-unes de ses maîtresses, ce qui avait titillé les désirs plus classiques de Victor, au point que cela devienne une idée fixe et qu’il fasse part de cette lubie à toutes ses amantes, sans aucun succès jusqu’alors. Victor enviait donc Grégoire pour les trios dont il parlait, et Grégoire enviait Victor pour le trio qu’il allait vivre, ainsi que pour son amante intellectuelle dont il se moquait. Le glorieux méprise ce qu’il ne peut avoir.


De Victor à Judith : Au moins tu as bon goût, elle est bonne. Dans quel lit ?


Judith fut une fois de plus blessée par son message, tout particulièrement par ce « Au moins » qui lui déniait les atouts dont elle se croyait déjà dépourvue, alors que c’était un compliment dans l’esprit de Victor qui aurait dû écrire « Toi au moins, tu as bon goût ». Un seul mot vous manque et le sens tout entier peut changer. Cette dévalorisation ressentie par Judith n’était pourtant rien comparativement à la dernière humiliation qu’il lui avait infligée. Tandis qu’il répondait rarement aux appels de Judith, tant il était occupé par ailleurs, il ne se gênait pas pour lui demander de le rejoindre à toute heure de la nuit, et elle courait se faire baiser comme une junkie en manque cherche sa dose, avec le fol espoir de conquérir le cœur de son amant. Ainsi était-elle venue chez lui  à l’heure où les derniers métros dorment depuis longtemps. Il l’avait accueillie avec l’empressement du désir qu’il voulait assouvir. Judith avait un peu temporisé en s’échappant vers la salle de bain pour mieux se préparer aux étreintes de son amant. Là, elle avait découvert des sous-vêtements féminins. « Pourquoi faut-il toujours que tu sois si chiante ! » lui avait-il répondu quand elle osa le questionner sur cette lingerie, « c’est à une cousine de passage, elle ne sera pas là ce soir. Viens ! J’ai envie de toi ! ». Une heure plus tard, repus de sexe, Judith se préparait à passer le reste de la nuit tendrement enlacée à son bourru d’amant, quand il lui avait dit à l’autre bout du lit « Et maintenant tu dégages ! ». « Tu ne comprends pas que je suis un salaud ? Dégage ! »  Avait-il ajouté encore un ton plus haut. Judith avait claqué la porte après l’avoir copieusement insulté, et s’était retrouvée en larmes sur le trottoir, contrainte de prendre un taxi pour rentrer seule chez elle. Il suffisait qu’elle se remémorât ce pathétique épisode pour avoir le courage de continuer.


De Judith à Victor : Aucun, on a trouvé un club où on peut baiser et danser. C’est dimanche ou c’est mort. Après, elle part au Japon.

LouisVuitton.pngLe matin même, Judith avait croisé une troupe de Japonais sur les Champs-Elysées. Ils ressortaient de la boutique Louis Vuitton, et toutes les femmes portaient le même sac à main. Elle s’était demandée pourquoi toutes ces femmes désiraient le même modèle, sans se demander pourquoi elle désirait Victor sur la base du désir qu’il inspirait aux autres femmes. Il y avait effectivement une grande différence entre avoir à son bras Victor, l’homme trophée de l’amour, et un de ces icônes de la mode. Chaque sac, produit à des milliers d’exemplaires, appartenait à une seule femme, ce qui n’était pas le cas de Victor pour lequel elle luttait dans l’espoir d’en accaparer l’unique exemplaire. Elle n’était pas pour autant dans une logique consumériste : un seul Victor lui suffisait amplement, aussi ne voulait-elle pas le voir à d’autres bras, mais savoir qu’il avait été aux bras de belles femmes justifiait son désir.


On peut d’ailleurs se demander si la concentration humaine en milieu urbain ne favorise pas un certain mimétisme social, dont le mimétisme du désir, ce qui atteindrait son paroxysme au Japon où l’individu s’efface au profit du groupe.  Ainsi « Je vous aime » est traduit par « 大好きです»  ce qui signifie littéralement « vous êtes très aimé ». Le « Je », qui nous parait paraît primordial dans l’expression d’un sentiment aussi subjectif que l’amour, est éludé au profit d’un groupe impersonnel : Vous êtes très aimé (par tous dont moi (et peut-être ne vous aimerais-je pas si les autres ne vous aimaient pas autant))

A suivre...