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27 avril 2007
L'insoutenable légèreté de l'être (2)
"D'un côté, il y a les maisons et, derrière les grandes fenêtres du rez-de-chaussée qui ressemblent à des vitrines de magasin, on aperçoit les minuscules chambrettes des putains. Elles sont en sous-vêtements, assises contre la vitre, dans de petits fauteuils agrémentés d'oreillers. Elles ont l'air de gros matous qui s'ennuient. L'autre côté de la rue est occupé par une gigantesque église gothique du XIVe siècle.
Entre le monde des putes et le monde de Dieu, comme un fleuve séparant deux royaumes s'étend une âcre odeur d'urine."
J'étais au beau milieu de "L'insoutenable légèreté de l'être" de Kundera et je n'ai donc pas résisté au plaisir de recopier ce passage du roman pour vous décrire la vieille église calviniste, vierge de toute sculpture, dont je sortais. Comme toute église gothique, elle abritait à l'origine une orgie de décorations fastueuses, dont de nombreuses représentations du Christ, des saints, voire même des ecclésiastiques à la droite de Dieu au jour du jugement dernier - les prêtres avaient su appliquer le vieil adage: on n'est jamais aussi bien servi que par soi même. Le calvinisme, fidèle aux injonctions bibliques interdisant toute représentation divine, avait extirpé tout ce décorum de l'église, de sorte qu'elle n'était plus qu'un bâtiment pour abriter les fidèles qui ne risquaient plus d'adorer des idoles de pierre comme des fétichistes africains animistes. Face à ce monument de morale austère s'alignait la luxure drapée de pourpre lupanar, et mes pas me conduisirent presque malgré moi vers les vitrines obscènes. Des femmes y exhibaient des charmes usés, comme les pieds d'une vierge idolâtrée par de fervents catholiques. Il y en avait de toutes les couleurs, de toutes les tailles, plus ou moins jeunes, plus ou moins blondes, toutes désabusées. Certaines hissaient un rictus sur leurs lèvres alors que je jetais sur elles des regards équivoques. Derrière tous les simagrées commerciaux qu'elles m'adressaient, derrière leur maquillage qui craquelait déjà, je voyais apparaître leurs défauts distinctifs, leurs manies particulières, leur humanité sordide.
- L'unicité du "moi" se cache justement dans ce que l'être humain a d'inimaginable.
C'est ce qu'écrit Kundera, mais moi, je n'avais rien à faire de leur humanité misérable. Je ne voulais pas être désagréanblement surpris. Si je venais à pousser une de ces portes, je savais que leur masque dégoulinerait comme du mascara même si je n'imaginais pas exactement comment viendrait la désillusion. Je n'éprouverais plus alors que du dégoût pour ce qui était censé être des parangons de féminité, et qui n'en était que la mascarade. La féminité, la vraie, était ailleurs. C'est pourtant dans cette rue que je me suis arrêté. Non, c'est dans cette rue que je suis tombé en arrêt comme d'autres tombent amoureux. Derrière la vitrine embuée, elles ne semblaient attendrent que moi. Était-ce leur troublante gémellité, était-ce le reflet des spots de la vitrine sur leur peau tabac, satinée, d'une incroyable finesse, toujours est-il qu'après tant de laideur, elles m'ont immédiatement sauté aux yeux. Alors je me suis arrêté là, scotché à la vitrine, à les contempler sans bouger. Quelle ligne ! Quel affolant amalgame de galbes et de finesse, d'arrêtes émouvantes, de surplombs troublants !
- Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l'ont oubliée par erreur quelque part.
Oui, l'héroïne de Kundera avait raison, la beauté avait été oubliée là, et moi avec. Je les imaginais toutes les deux dans un autre contexte, avec des robes de soirée échancrées, des bas de soie délicats, dans l'intimité de ma chambre d'hôtel. Elles étaient si parfaites que tous les autres accessoires ne pourraient que les mettre en valeur. Et cette perfection là, ostensible jusqu'à l'ostentatoire, ne laissait rien au hasard. Je savais qu'elles seraient souples, maniables, malléables même, et que je pourrais en faire ce que bon me semblerait. C'était elles mon idéal féminin, elles deux identiquement parfaites, elles qui me permettaient d'envisager les plus folles combinaisons. Et plus je laissais vagabonder mon imagination, plus je sentais mon désir monter, irrépressible. J'imaginais déjà leur odeur, alors que je les disposerai sur le lit de ma chambre d'hôtel, leur douceur soyeuse sous mes doigts fiévreux, mon érection vibrante déjà. Je leur ouvrirai mon lit, je les glisserai l'une contre l'autre, je les regarderai dans toutes les positions, des plus naturelles aux plus perverses, dos à dos, face à face, sans dessus dessous, le talon de l'une dans la tige de l'autre. Je ne tiendrai pas bien longtemps, je ne résisterai au plaisir de sortir ma queue, ma verge rutilante d'excitation, de faire glisser mon gland sur elles, par-devant, par derrière. Et puis me déshabiller complètement, me rouler avec elles dans les draps parmi les robes et les bas, et finir par les prendre tour à tour, m'immiscer à l'intérieur de chacune d'entre elles, et jouir, jouir, jusqu'à les remplir de foutre toutes les deux. D'habitude, une seule me suffit, mais là, je savais qu'il me faudrait la paire. J'ai poussé la porte de la boutique et je suis entré.
- Et pour monsieur, qu'est-ce que ce sera ?
- Cette paire d'escarpins en vitrine s'il vous plait. En 36, je les préfère étroites.
07:55 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : Livres, fétichisme, Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Littérature
Commentaires
Le vendredi 27/04/2007 à 09:09 par Ysé :
Quel récit! Très fort! Quand Vagant nous entraîne sur les chemins glissants de l'ambiguité, on le suit les yeux fermés sans se douter qu'il nous fera une plaisanterie de chenapan. J'aime bien être surprise par un texte, j'aime bien que l'on prenne mon imagination à rebours...
Le vendredi 27/04/2007 à 10:07 par sapheere :
joli! bien exécuté MAIS il y a un mais !! ça frôlerait la perfection s'il n'y avait pas un intrus pour nous mettre en garde : "la tige de l'autre", je crois que c'est ce qui a éveillé mes soupçons ;-)
Le vendredi 27/04/2007 à 10:35 par Mathilde :
Sapheere n'a pas tort. Mais parfois on peut se permettre des licences poétiques. Et puis, cet intrus n'arrive qu'en bout de course. J'ai même pensé qu'il s'agissait de travestis...
Le vendredi 27/04/2007 à 10:47 par pateric :
Je ne dirai rien ! Rien d'autre qui ne pasticherait (mon mauvais goût en plus fort certainement) les exaltations réunies d'Ysé et de Sapheere...
Où vont donc se nicher les extravagances ?
Il est vrai que "la tige de l'autre" évente un peu le délire qui précède... Mais je crois aussi qu'il est dû à la mise en page... Je me suis imaginé, que si je n'avais pu voir presque simultanément dans l'angle du regard :
"la tige de l'autre" avec la chute " Cette paire d'escarpins..." ;
si j'avais dû tourner une page pour "entrer en vitrine", sûrement aurais-je pu attribuer à "tige" un autre sens ; un sens peut-être plu ambiguë encore !
Ceci dit : BRAVO Vagant, j'aime votre "Art de la nouvelle".
Le vendredi 27/04/2007 à 12:16 par sapheere :
Pateric, vous lisez plus vite que votre ombre !!
Le vendredi 27/04/2007 à 12:49 par Un mot à mot :
"Tige (de chaussure): partie de la chaussure qui enveloppe la cheville ou la jambe" (La-rousse). C'est ce qu'il fallait comprendre en première lecture, non?
... D'acc, j'ai l'esprit mal tourné.
Le vendredi 27/04/2007 à 14:44 par Vagant :
Merci Ysé, même si je doute de ta surprise puisque tu l’avais eu en primeur.
Sapheere, tu as peut-être raison. Que dirais tu de « le talon de l’une presque au fond de l’autre » ?
Pateric, c’est aussi ce que je m’étais dit : « la tige » pouvait être pris pour une image équivoque. Visiblement, Sapheere et « Un mot à mot » ne s’y étaient pas fait prendre.
Le vendredi 27/04/2007 à 19:30 par noir intense 35 :
Moi je n'ai rien à vous "reprocher", bien au contraire...sourire
Le vendredi 27/04/2007 à 21:34 par pateric :
Sapheere -> Lire "plus vite que son ombre, c'est "de la technique de nécessité" : professionnellement c'est une nécessité ; professionnellement je dois lire ~ 2 500 pages par semaine ; pages d'études de mes assistants, articles de mes collègues, etc... Des centaines de pages d'analyses, de synthèses et de calculs. Mais, j'ai besoin de lire autre chose de plus léger, extravagant, fantastique, littéraire... C'est là que j'apprécie la technique de lecture diagonale !
-> Eh oui Vagant ! Il n'y a pas que dans les langues qu'il existe des "variables" : elles existent aussi (et en nombres) dans les genres !
Le samedi 28/04/2007 à 08:31 par Ysé :
Certes, mais disons que ce fut pour moi une redécouverte.
Le samedi 28/04/2007 à 12:08 par France B :
36, c'est une pointure de fillette ;)
Le samedi 28/04/2007 à 19:47 par Thea_O :
J'ai bu les mots..
Parfumés d'un kundera fauve..et lumineux.
Les liens de Cali.. sont souvent de belles promenades annoncées.
Le lundi 30/04/2007 à 19:09 par Vagant pour Thea_O :
Merci! "Entre ses lèvres" était aussi une belle réussite !