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26 janvier 2007

La planète échangiste

medium_planete_echangiste.jpg La libertine est l'otage du désir masculin et fait l'objet d'un troc qui ne dit pas son nom. Tel est le credo de "la planète échangiste" de Daniel Welzer-Lang, devenu depuis sa parution l'ouvrage de référence sur l'échangisme. Fort de ses quatre années d'enquête sur le terrain, DWL en est devenu le théoricien incontesté. Cette légitimité est-elle bien justifiée ? C'est pour tenter de répondre à cette question que j'ai ingurgité les 570 pages de cet ouvrage. Permettez-moi de régurgiter mon analyse.

La couverture est sensationnaliste: "Ce livre est un événement. Pour la première fois, toute la lumière est faite sur la "planète" échangiste [...] L'immense enquête de terrain menée pendant quatre ans par Daniel Welzer-Lang [...] n'avait jamais été publiée.". L'introduction resitue le contexte. Dans les années 1995, DWL et son équipe ont enquêté sur l'échangisme avec pour louable objectif la prévention du SIDA. Son rapport de recherche qui s'est achevé en 1997 n'avait jamais quitté les rayons des bibliothèques universitaires. 8 ans plus tard, le voilà opportunément publié avec peu de remaniements, ce qui explique un chapitre obsolète consacré au minitel. Une étude qui date d'une décennie peut-elle être l'ouvrage de référence d'une pratique en pleine évolution ? La question mérite d'être posée d'autant plus que ce livre est pour le moins subjectif.

Ce rapport obéit à une hypothèse qui transparaît à toutes les pages, dès le début (p 13): "Les gens touchent, se touchent, font l'amour, échangent les partenaires féminines[...]" (p. 13). On comprend vite que selon DWL, l'échangisme consiste à échanger des femmes plus ou moins consentantes, plus ou moins contraintes, pour le bonheur de la libido masculine à l'image de la pornographie. Il faut cependant attendre le chapitre 6 (L'entrée dans l'échangisme) pour lire explicitement cette hypothèse: "Les pratiques non conformistes correspondent en premier lieu au désir des hommes de vivre des relations sexuelles avec plusieurs femmes de manière successive et/ou simultanée. L'échangisme est une forme contemporaine de polygamie masculine. (p. 153)" Le raisonnement historique qui permet d'aboutir à cette hypothèse n'est pas dénué d'intérêt. Je vous le livre donc in extenso (pp 154 & 155):

"De tous temps, les sociétés patriarcales et viriarcales ont appris à certains hommes un mode de gestion polygame du désir. Philippe Ariès écrit: "Aujourd'hui, nos réflexions escamotent souvent un phénomène, absolument capital et quasi permanent jusqu'au 18ème siècle [...] : La différence que les hommes d'à peu près toutes les sociétés et de tous les temps (sauf les nôtres aujourd'hui) ont observé entre l'amour dans le mariage et l'amour hors du mariage." Jean-Louis Flandrin rappelle, quant à lui, les débats en cours au Moyen age: malgré la doctrine officielle de l'église, il était considéré comme normal qu'un homme ait des amours hors mariage. Et des codes relativement précis réglaient la nature des rapports sexuels que l'homme devait entretenir avec son épouse et avec les autres femmes. On ne prend pas sa femme comme on prend sa maîtresse, telle semblait être la topique de l'époque. Les hommes partageaient leur vie sexuelle entre maîtresses, prostituées, amantes et épouses. Et des lieux spécifiques permettaient et/ou structuraient cette polygamie.

Jusqu'à une époque récente, les constructions sociales différenciées de l'amour et de la conjugalité organisaient les pratiques féminines et masculines. Quand les femmes, dans l'amour, cherchaient un "tout en un" où le même homme devait être à la fois bon père, mari attentionné et bon amant (pour celles qui avaient accès à leurs désirs sexuels), les hommes distinguaient l'amour dans la relation conjugale et l'amour dans les pratiques sexuelles. Il y avait les femmes qu'ils aimaient, qui élevaient leurs enfants, qui s'occupaient de leur foyer, et les femmes qu'ils aimaient et avec lesquelles ils pouvaient vivre leur sexualité. Pratiques et représentation de la sexualité des femmes étaient "sous contrôle" des hommes et l'objectif in fine était une maîtrise stricte de la reproduction : "deux hommes ne partagent pas le même vagin", explique Françoise Héritier.

Puis vint la contraception féminine hormonale, beaucoup plus fiable que les méthodes empiriques précédentes; vint aussi la possibilité légale d'avortement dans des conditions d'hygiène acceptables. Les femmes et leurs conjoints disposent alors de moyens efficaces pour contrôler la reproduction. Dès les années 1970, le féminisme promoteur de cette révolution scientifique, les mouvements gais et les groupes militants de toutes sortes font vaciller l'édifice des sexualités. Les certitudes s'effondrent, les conduites libertines, jusqu'alors réservées à quelques cabarets clos, se diffusent massivement. "Pourquoi pas" traduit parfaitement cette époque de remise en cause des modèles. Communisme sexuel dans certains groupes communautaires, relations extraconjugales ou multirelationnalité sérielle : les modèles sont divers, mais ils ont tous en commun de remettre en cause les valeurs traditionnelles liées au mariage, du moins de le revendiquer haut et fort.

Ce qui ne veut pas dire que les "nouvelles pratiques" conjugales ne soient pas, elles aussi, normatives. L'égalité est posée en absolu, voire, à cette époque, entre 1970 et 1985, en dogme arithmétique. L'époque impose sur le plan de la sexualité, du moins dans les discours des "spécialistes", des relations sexuelles qualifiées d'égalitaires entre hommes et femmes. L'orgasme de l'un doit répondre à l'orgasme de l'autre dans un ensemble parfait. Tout décalage, toute désynchronisation est suspectée de cacher des problèmes sexuels qu'il faut s'empresser de soigner. Les rapports à la séduction évoluent également. Un jeu doit s'établir entre les deux partenaires afin de permettre à chacun d'exprimer ses désirs : "Il est donc prescrit de produire des orgasmes, et, d'une façon générale, de "s'éclater", c'est à dire d'être des stakhanovistes de l'hédonisme. Mais attention! Sans goujaterie (apparente) ! Respectez vos partenaires ! Aidez les à fonctionner !" dit André Béjin. La réalité n'est pas aussi simple et nous avons montré comment certains client des prostitué-e-s semblent évacuer ce malaise dans leur rapport aux femmes pour obtenir des services sexuels auxquels ils ne peuvent accéder autrement.

Une de mes hypothèses centrales est que la fréquentation des clubs échangistes réfère à la même problématique. Nous serions en présence d'une gestion conjugale de la polygamie masculine des désirs, d'une forme moins arithmétique de partage.
"

DWL développe cette hypothèse au chapitre 7: "La femme qui opte de manière volontaire pour les pratiques non conformistes sait qu'elle entre en concurrence avec les autres femmes. Pour garder son conjoint, elle devra faire un travail incessant de séduction: de son conjoint et des autres hommes. Elle va apprendre comment les désirs pour elle réactivent ceux de son conjoint, fier d'avoir une telle monnaie d'échange. Elle a peur de découvrir un jour l'absence de désirs pour elle et ses conséquences néfastes sur ceux de son conjoint. La valeur d'échange est liée à leur capitale érotique. (p. 191)."
Après avoir introduit tous les termes du marché, DWL explicite le mode de séduction dans un chapitre au titre explicite: "De la putain à la salope...". DWL nous explique que le groupe des hommes a toujours établi une division entre les femmes: les "mamans" et les "putains", au point de parler de polygamie entre les unes et les autres. Or la figure de la salope aurait tendance à remplacer celle de la putain dans l'imaginaire érotique masculin. DWL définit la salope comme la femme non vénale qui aime le sexe dans des formes qu'aiment les homes, et qui porte des tenues sexy définies par la pornographie.
"Pour garder leur conjoint, lui plaire, les femmes [échangistes] doivent se comporter en salope [...] Dans notre étude, nous avons rencontré de nombreuses femmes qui disent aimer la fréquentation des lieux non conformistes. Ces femmes reprennent pour partie les stéréotypes de la salope, tout en revendiquant leur propre plaisir dans cette représentation de soi et ces pratiques. Mais très souvent elles n'en adoptent pas le nom, préférant nettement le terme de libertine (p. 197)".
Mesdames et mesdemoiselles les libertines, je suis navré de vous apprendre que DWL vous considère comme les héritières des péripatéticiennes, tout au moins dans l'imaginaire masculin. Force est de constater qu'il n'est malheureusement pas le seul lorsqu'on lit certains commentaires masculins sur les forums de discussion.

C'est à travers ce prisme que sont interprétées toutes les interviews citées dans ce livre. Le libre arbitre féminin proclamé par quelques libertines est relativisé, la domination masculine débusquée entre les mots. "La planète échangiste" donne donc une vision subjective du libertinage, comme l'avoue DWL lui-même dans son introduction "Le point de vue développé ici, le regard qui transparaît dans les mots utilisés, est mon point de vue, mon regard" (p. 10). Cette vision est aussi panoramique. Loin d'être centré sur les pratiques échangistes "classiques" des couples, DWL aborde le voyeurisme, l'urologie, la scatologie, le SM, ainsi que tous les acteurs, des couples aux hommes seuls en passant par les professionnels. On peut donc lire des choses étonnantes. Je suis ainsi très surpris d'apprendre que "La tendance en 2005 est d'ailleurs d'aménager des backs-rooms de rencontre dans les sex-shops." (p. 62), au point de douter de la qualité des personnes interviewées lorsque je lis "Partout, que ce soit en club d'échangistes ou en soirée SM, je n'ai jamais rencontré un autre Noir, jamais [interview d'une femme qui pratique essentiellement le SM]" (p. 132)

DWL avoue aussi volontiers sa difficulté d'appréhender les échangistes, et son livre manque cruellement d'analyses quantitatives. Ainsi, on ne saura pas combien de français pratiquent l'échangisme, et les seules statistiques sont établies à partir des petites annonces de swing! DWL en déduit probablement à juste titre une sur-représentation des hommes seuls (51 %), suivis des couples (39 %) et enfin des femmes seules (3 %), le reste pour les travestis, groupes constitués et autres transsexuels (p. 83).
Les analyses qualitatives de ces annonces sont en revanche nombreuses: "Non seulement, dans l'échangisme les hommes contrôlent le sens des échanges des partenaires, mais en plus ils imposent leurs symboliques érotiques pornographiques" (p. 92). En ce qui concerne l'omniprésence de la pornographie dans les annonces, on ne peut malheureusement pas lui donner tort.

Lire "La Planète échangiste" est probablement un excellent moyen de dégoutter les futurs libertins, avec ces descriptions caricaturales (la description d'une partouze sur la plage au cap d'agde - début du chapitre 17 - est un morceau d'anthologie) et ces commentaires orientés. J'ai certes déjà rencontré certains travers fustigés par l'auteur, mais sa vision détachée ne peut rendre compte des émotions vécues. Dans ce tableau désespérant, DWL semble tout de même esquisser l'amorce d'une féminisation de la sexualité collective, et par conséquent une renégociation d'un échangisme machiste au profit de valeurs plus féminines. J'ose croire que la vision du libertinage véhiculée par des forums tels que E&T, ne serait-ce que par un certain équilibre des populations masculines et féminines, s'inscrit dans ce renouveau.