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29 janvier 2007

Gilda

Les gouttes de pluie éclataient sur le pare brise depuis des heures. Depuis des heures, Johnny fumait cigarette sur cigarette. En fait, il ne les fumait pas vraiment. Il les laissait plutôt se consumer, comme des bâtons d'encens, pour le plaisir de voir les volutes grises, pour l'ambiance. Dehors, l'interminable ruban d'asphalte s'étirait devant ses yeux, jusqu'au bout de la portée de ses phares, jusqu'à se confondre avec l'horizon brumeux. De la grisaille crépusculaire à perte de vue. Parfait. Johnny n'aimait pas les couleurs.

L'essuie-glace passait et repassait devant ses yeux, émettant à chaque fois un couinement de tristesse qui se mêlait au ronronnement chaleureux du camion, grave et régulier. Réconfortant. Il y avait bien la radio, mais il aurait dû parcourir toute la bande FM, avec ses musiques de sauvages et ses pubs nasillardes, tout ça pour un improbable morceau de Jazz, et cette idée le révulsait. Johnny n'aimait pas vraiment la musique, tout au moins pas assez pour risquer de gâcher son bonheur, puisqu'il était déjà heureux. Enfin, un peu. Un bonheur ténu, mais tenace: cette nuit, il verrait Gilda.

Derrière lui, quinze tonnes de citrouilles, d'un orange abominable, mais bien tranquilles. Dans quelques heures, il les livrerait à une grande surface provinciale, pour Halloween, les jeunes aimaient ça paraît-il. Sa remorque enfin vidée, il pourrait y voir Gilda, en grand secret, juste avant le petit matin, aux heures où tout le monde dort. Johnny ne vivait que pour ce rendez-vous et il voyait Gilda de plus en plus souvent. Au début, c'était irrégulier, quand il avait un coup de blues. Et puis, les coups de blues aidant, c'était devenu hebdomadaire. Maintenant c'était quotidien. Pas une nuit sans Gilda. Si ses collègues l'avaient su, ils auraient dit qu'il était fou; Il n'aurait pas pu leur donner tort.

Alors que les kilomètres succédaient aux kilomètres, une lueur d'inquiétude commença à entacher son obscure sérénité. La jauge baissait avec obstination, et il ne pourrait pas éviter de prendre de l'essence à la prochaine station. Il n'aimait pas cette station là. Elle lui rappelait de mauvais souvenirs. En réalité, les mauvais souvenirs l'y attendaient. Il eut la chance de ne croiser personne à la pompe mais constata avec désarroi que la pluie avait cessé. Elles seraient toutes dehors. Il paya en catimini, avant de s'engouffrer dans sa cabine. Maintenant, il devait s'engager sur l'aire de repos réservée aux poids lourds, pas moyen de faire autrement. Une zone étroite et encombrée de camions garés n'importe comment, où il devrait rouler au pas pour ne pas en écraser une. Cela faisait des mois qu'il n'avait pas eu à passer par-là. Et depuis, la situation ne s'était pas améliorée. La mort dans l'âme, Johnny s'apprêta à traverser le baisodrome.

C'est comme ça qu'ils appelaient ce parking. Pourquoi celui-là et pas un autre ? Pourquoi toutes les putains et tous les routiers du monde s'étaient donné rendez-vous ici et pas ailleurs ? Pourquoi s'y était-il arrêté, lui aussi, au moindre prétexte, pour y rester en embuscade, pendant des heures, la bouche pleine de salive, les yeux hagards, jaugeant les gueules et les culs, se demandant si celle-ci le ferait jouir comme jamais, ou bien plutôt celle-là, avant d'en faire monter une, en urgence, n'importe laquelle, pourvu qu'elle semble belle, la payer, et puis la trouver moche, se faire quand même tailler une pipe, et éjaculer la bite molle, pourquoi ? Pourquoi ne pas être rentré chez lui où l'attendait sa femme, avant qu'elle ne l'attende plus, et le laisse, tout seul ? Pourquoi ? Et puis... et puis il avait finit par voir Gilda, et ça non plus, il ne savait pas trop pourquoi. Il se concentra sur cette dernière idée pour regarder droit devant lui, les mains crispées sur le volant, ignorer les clins d'œil aguicheurs, surtout ne pas regarder sur les côtés, ces filles peinturlurées, ne pas sombrer à nouveau...

`Hé ! Mais c'est mon Jeannot ! Alors chéri, tu m'aimes plus ?'. Il respira fort pour ne pas tourner la tête, accéléra et sortit de cette fange. Gilda... Gilda... Il répéta son nom à mi-voix comme pour exorciser les vieux démons qui rôdaient encore, jusqu'à se calmer, complètement. Plus jamais Jeannot... Johnny... Oui, Johnny et Gilda... Plus que cent kilomètres... cent petits kilomètres...

Johnny arriva juste à temps pour l'ouverture de l'entrée fournisseur du grand magasin. Il ouvrit sa remorque, sauta sur le fenwick, et entreposa lui-même les citrouilles dans le hangar, histoire de gagner un peu de temps, et de ne pas dévoiler ce qui était caché au fond du camion. Le manœuvre rigolait en regardant ce pauvre fou faire son boulot à sa place au lieu de se reposer après des heures de route. Il ne pouvait pas comprendre. D'ailleurs il n'y avait rien à comprendre. Dès que le camion fût déchargé, Johnny repartit aussi vite qu'il était venu.

Le soleil n'était pas encore à l'horizon lorsque le camion s'enfonça doucement dans un chemin de traverse, juste assez loin pour ne plus entendre les bruits de la route. C'est là qu'il verrait Gilda. N'importe où pourvu qu'il ne soit pas dérangé. Le cœur battant, il s'enferma dans la remorque. Dans la pénombre, il retira la bâche qui protégeait son installation, et mit tout en place. Enfin, il s'assit dans un confortable fauteuil. Johnny alluma une cigarette. Il savourait tout particulièrement ce moment de détente, juste avant de la voir. Il se prenait à rêver d'être à ses côtés, d'être bien habillé, des souliers vernis, un costume trois pièces au pantalon amidonné, le pli si affûté qu'on aurait pu y couper une tomate, oui, c'est ça, un gangster, un mafieux, ou même un flic, pourvu qu'il soit avec Gilda. Il appuya sur la télécommande de la vidéo. Une lumière gris-bleue envahit les lieux, s'incarnant dans les volutes de fumées, comme dans le casino d'un vieux film des années 40...

medium_Gilda.3.jpg

"When Mrs. O'Leary's car kicked the lantern-in Chicago town,
They say that started the fire-that burned Chicago down.
That's the story that went around, but here's the real lowdown,
Put the blame on mame boys,
put the blame on mame
Mame kissed a buyer from out of town,
that kissed burned Chicago down.
So you can, Put the blame on mame boys,
put the blame on mame."

Gilda (1946)

08:50 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature