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09 juin 2007

L’interrogatoire

   L’atmosphère était lourde et moite. Il n’avait pas plu depuis quelques jours sur Prague : L’air ambiant était gorgé d’eau, et d’une tension électrique presque palpable. « Il faut que ça pète ! » avait lancé la camarade Libczek au début de la soirée. « Il faut que ça pète, cette moiteur est insupportable ! » avait-elle renchéri entre deux lampées de vodka, et tout le monde avait acquiescé. Comme chaque premier jeudi du mois, le comité littéraire de l’université de Blogovsna s’était réuni chez Pavel.
   Pavel nous avait présenté la couverture de son prochain roman tout juste sortie de l’imprimerie. C’était une grande feuille cartonnée et brillante qui, une fois passée au massicot, donnerait trois couvertures. Les trois couvertures encore jointes formaient une sorte de poster dont la répétition du motif, avec le titre et le nom de Pavel en gros caractères, n’était pas dénué d’un certain esthétisme. La petite Zdena avait aussitôt proposé de l’afficher sur un des murs encore nus du salon de Pavel où nous étions réunis, mais tout le monde s’était accordé sur le fait que ce serait une marque d’égocentrisme indigne des valeurs du Parti, ainsi que du thème du roman : une satire des dérives capitalistes et égoïstes en Europe occidentale.
   Je n’étais pas venu seul à cette soirée, mais en compagnie d’Olga, une jeune étudiante de l’université, remarquée par notre comité pour la qualité de ses articles parus dans la revue hebdomadaire de littérature révolutionnaire à laquelle nous contribuions tous. Olga et moi étions tous deux de Moravie ce qui pouvait expliquer notre rapprochement, et le fait que nous étions arrivés ensembles, chargés de boissons et de spécialités Moraves. En ce temps-là, il était de bon ton de partager ainsi un repas frugal auquel chacun avait équitablement contribué.
« Et toi Ludvik, qu’as-tu apporté ? Me demanda Libczek.
- Une bouteille de Vodka. Je n’ai pas trouvé autre chose à l’aéroport de Cracovie.
- Tu viens directement de Cracovie ?
- Oui, je suis arrivé dans l’après midi. J’avais une réunion là bas. »
   Libczek n’épilogua pas sur le fait qu’à peine arrivé de Cracovie, j’avais probablement dû retrouver Olga quelque part au lieu de rentrer chez moi avant de me rendre à la soirée. Elle avait été interrompue par Vladimir qui souffrait encore du décalage horaire une semaine après son retour de Vladivostok, et avec lequel elle avait de fréquents apartés. La conversation dériva donc paisiblement sur le cours de notre petite revue littéraire, de nos articles des précédentes éditions et de leur succès auprès du public.
   Il n’était pas encore minuit lorsque je fis mine de partir. Je voulais rentrer chez moi à une heure raisonnable afin que mon épouse ne s’inquiète pas trop de mon absence. Or j’avais laissé ma valise chez Olga, et elle devait forcément partir en même temps que moi. Nous en étions donc à saluer les membres du comité lorsque Libczek nous interpella : « Vous couchez ensemble ? ».
   La question était tombée comme la foudre attendue. Mais la pluie annoncée n’était toujours pas là et j’eus une bouffée de chaleur. Mal à l’aise, il me sembla préférable d’esquiver la brutale question de Libczek: « Dans un de mes articles de notre revue littéraire…
- On s’en fiche de tes articles ! Réponds simplement à la question : Vous couchez ensemble, oui ou non ?
- Si tu avais lu mon article relatif au musée populaire, tu aurais compris que…
- La question est pourtant simple, Ludvik ! Je te demande si tu couches avec Olga. Tu réponds oui ou tu réponds non, c’est tout ! »
   En quelques secondes, le visage de Libczek avait changé. Elle n’était plus la talentueuse éditorialiste de notre revue, mais elle me fusillait d’un regard noir et perçant, celui qu’elle arborait lorsqu’elle animait le « cercle d’étude » de la faculté, qui se réunissait fréquemment pour procéder à la critique et à l’autocritique de tous ses membres, à partir de quoi chacun d’entre nous était noté. Ces notes alimentaient ensuite nos dossiers personnels au Parti. De cette appréciation dépendrait par la suite l’obtention d’une promotion, d’un visa pour partir à l’étranger, ou tout simplement l’autorisation de déménager. Notre cercle d’étude avait fini par prendre des allures de confessionnal publique et obligatoire dont Libczek était devenue la grande inquisitrice. Chargé de juger des affaires mineures dont les différents de voisinage dans la cité universitaire, Libczek s’y était particulièrement illustrée en sermonnant vertement une étudiante mariée qui exprimait trop bruyamment le plaisir conjugal que son jeune époux lui procurait généreusement, plaisir si fracassant qu’il empêchait de dormir sa voisine vieille fille. « N’avez-vous donc pas honte de manifester si bruyamment vos égarements vaginaux comme ces chiennes à films pornographiques qui submergent la bourgeoisie occidentale décadente ! » c’était alors écriée Libczek dans un accès de lyrisme révolutionnaire.
   C’était à ce visage furieux qu’Olga et moi essayions d’échapper en vain, elle tentant de plaisanter pour masquer sa gêne, moi de répondre à mots couverts: « Mon article rédigé conjointement avec Olga était classé à la rubrique reportages.
- Et alors ?
- Et bien j’y avais raconté sous mon pseudonyme bien connu comment j’avais rencontré Olga, et ce n’était pas une fiction.
- C’est tout de même incroyable ! Tu n’hésites pas à publier des récits, dont nous avons tous remarqué les dérives vaginalistes, et tu ne peux pas me dire si tu couches avec Olga ! »
   En me mettant face à un paradoxe, Libczek me poussait à la justification, et par conséquent à accepter le glissement de cette réunion informelle en séance d’autocritique. Debout au centre de la pièce, elle la présidait déjà. À ses côtés, de part et d’autre, Pavel et Marketa, debouts eux aussi puisqu’ils étaient sur le point de me saluer, me faisaient penser à deux greffiers. Derrière moi, mon fidèle ami Vladimir officialisa malgré lui la séance en me proposant son aide : « As-tu besoin d’un avocat, Ludvik ? »
   Le problème n’était pas tant de reconnaître l’évidence que de mettre des mots dessus, parce que je savais trop bien que face à Libczek, les premiers aveux en appelleraient d’autres, et que je risquais fort de me trouver officiellement convoqué au Parti. Un acte, en revanche, pouvait répondre à sa question sans me faire entrer dans l’engrenage des aveux. Aussi me tournai-je vers Olga, je l’empoignai par les épaules, je l’attirai à moi et lui fit un violent baiser. Nos dents s’entrechoquèrent. « Es-tu satisfaite ? Demandai-je à Libczek.
- Cela ne veut absolument rien dire ! Il m’est arrivé d’embrasser des copains par pure provocation ! » Disant cela, elle recula d’un pas.
   Abattu, je finis par me rasseoir, et j’admis verbalement ce que je venais de démontrer physiquement : « Oui, murmurai-je dans un souffle.
- Non, s’écria Olga, pourquoi l’as-tu dit ?
- Vous allez donc passer la nuit ensemble ! » renchérit Libczek.
   Sans attendre ma réponse qui, de toutes façons, ne serait pas venue, Libczek retourna à sa place, satisfaite du devoir accompli. Elle coupa l’enregistrement qu’elle avait discrètement enclenché avant le début de son interrogatoire. La bande magnétique rejoignit ainsi des milliers d’autres sensées assurer la subordination de toute la population Praguoise.

medium_bobine.jpg   Je viens de recevoir une lettre anonyme. Dans cette lettre, une bande magnétique. Sur cette bande, des voix oubliées. Le mur de Berlin est tombé depuis des années mais c’est seulement aujourd’hui que les documents des services secrets Tchèques ont été déclassifiés. On peut s’y replonger avec délice comme dans un vieil album de photos de famille.

07:45 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : Littérature

Commentaires

Le samedi 09/06/2007 à 08:52 par Lib :

Tu sais, le role est mauvais, comme d'habitude merci, mais le texte est excellent. Je me réveille, je ris, la petite Olga est entre de bonnes mains.
Mais l'est-elle encore ? :-)

Le samedi 09/06/2007 à 11:37 par six :

Kundera en bord de seine? le texte est vraiment excellent, oui!

Le samedi 09/06/2007 à 13:49 par amIwrong? :

Heureusement que je n'avais pas de café en te lisant, je crois que je me serais étranglée de rire...

Le samedi 09/06/2007 à 16:46 par secondflore :

Hé hé... Il y a bien longtemps que je n'avais relu "La plaisanterie", je ne me souvenais pas que c'était si bon ! ;-)
Le plaisir d'écrire fait le plaisir de lire... Ce "comité d'autocritique", par exemple - juste parfait.
(Ah! ces bandes de jeunes...)

Le samedi 09/06/2007 à 22:16 par Vladimir :

Ne quittez pas le Parti, camarade !
Certains membres du bureau ont réécouté la bande, et il apparait comme évident que vos interrogateurs ont outrepassé le pouvoir dont ils disposent.
Une cellule se réunira prochainement pour décider des responsabilités.
En ce qui me concerne, j'ai juste recu un avertissement.
Vous exclure du Parti serait préjudiciable, cher Camarade, d'autant que nous sommes du bon coté de la baricade...

Le lundi 11/06/2007 à 10:35 par Vagant :

Je te remercie pour ton appréciation, ma chère Lib. À la différence de Libczek dans mon histoire, tu auras noté que cette note a été classée dans la rubrique Fiction. Ainsi, toute ressemblance avec des personnages existants etc… Pourquoi donc épiloguer sur le personnage d’Olga ?

Six et PDF, merci d’avoir noté la parallèle avec la plaisanterie de Kundera. Je me suis d’ailleurs replongé dans le roman et j’ai noté qu’il n’y avait pas mention de « comité d’autocritique » (c’est tout de même un peu gros !) mais de « cercles d’études » ou on pratiquait la critique et l’autocritique. J’ai donc modifié mon histoire en conséquence.

AmIWrong, mon blog va finir par devenir ta petite plaisanterie matinale ;)

Camarade Vladimir, nous n’en sommes pas encore là ! N’oublions pas que tout cela est une simple plaisanterie :)

Le mardi 12/06/2007 à 12:51 par Madame Bogdanov :

Il s'en passe des choses loin du sud !

Le samedi 16/06/2007 à 08:21 par Madame B :

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