09 avril 2007
Déclaration de guerre
Attention. Ce texte décrit une scène particulièrement violente et cette note risque de heurter votre sensibilité.
« Tout commence par une déclaration de guerre : Je t’aime – et le reste en découle comme par une loi de chute des anges. Je t’aime. Tu es ce qui éveille en moi le sentiment d’amour, puisque tu peux l’éveiller c’est que tu peux le combler, puisque tu peux le combler c’est que tu dois le combler, tu es le complément en moi du verbe aimer, le complément d’objet direct de moi, j’aime qui, j’aime toi, tu es le complément de tout, le masque d’or du père ou de la mère, l’ombre nourricière penchée sur moi petit, tout petit qui crie sa faim, hurle sa misère, son droit sur terre, son droit souverain sur l’univers et donc sur toi, d’abord sur toi. »
Il lut ces mots d’une main tremblante. Ils n’étaient certes pas d'elle mais de Christian Bobin, un auteur qu’elle avait dû trouver à sa hauteur, lui qui l'impressionnait tant. Alors elle les lui avait recopiés sur un papier quadrillé, d’une calligraphie ronde et incertaine qui en ajoutait encore à l’émotion du texte, et qui faisait que ces mots là, c’était un peu les siens. Après tout, ne les avait-elle pas choisis avec amour - même s’il aurait sans doute préféré une déclaration moins fusionnelle ? Et puis elle lui donnait rendez-vous, une fois de plus, derrière l’église d'un village voisin, le soir même, à neuf heures. Il plia la feuille de papier, la porta à son nez, crut sentir le parfum de la belle malgré l’odeur âcre de l’eau de javel qui baignait l'hôpital. Il glissa ce mot sous sa blouse, entre sa peau noire et le coton blanc, juste là, dans l’espace ténu des désirs illicites. Il imagina que ce soir elle se donnerait à lui. Ils devraient se cacher. Il dut chasser à regret cette idée pour se concentrer sur le prochain patient.
Elle porta une petite robe de fête pour se rendre au rendez-vous, heureuse et la peur au ventre. Elle descendit les rues du village, s’efforçant d’ignorer les rideaux qu’on entrebâillait sur son passage, juste assez pour laisser passer des regards angoissés ou visqueux de haine, abîmes de vies désespérées. Elle redressa pourtant la tête, moins par fierté que pour se concentrer sur l’horizon, sur le soleil couchant qui enflammait sa Provence natale de rouge et de noir. Pour ne penser qu’à lui. Il faisait presque nuit lorsqu’elle arriva au lieu du rendez-vous. Ils n’auraient pas beaucoup de temps.
D’abord, elle ne le trouva pas. Et puis elle entendit du bruit, son nom murmuré, « Marie… Marie… » il s’était caché dans les fourrés. Elle s’y glissa en frissonnant, et il l’accueillit dans ses bras grands ouverts. Dans la pénombre, elle ne distinguait pas ses traits, elle n’entendait que sa voix, chaude et grave, sa voix si mâle et si aimante, sa voix qui l’envoûtait, et qui lui dit :
« Celle qu’on aime, on la voit s’avancer toute nue. Elle est dans une robe claire, semblable à celles qui fleurissaient autrefois le dimanche sous le porche des églises, sur le parquet des bals. Et pourtant elle est nue – comme une étoile au point du jour. À vous voir, une clairière s’ouvrait dans mes yeux. À voir cette robe blanche, toute blanche comme du ciel bleu.
Avec le regard simple, revient la force pure. »
Elle reconnut immédiatement le texte qui était sur la couverture de son livre de chevet, une petite robe de fête. Elle le lui avait prêté, non sans fierté. Pour elle, pour une petite caissière sans avenir, il les avait appris par cœur, lui, le médecin étranger. Il lui rendait un peu de sa culture - sa culture à elle, elle qui n'en avait jamais eue - qu’il embrassait malgré tout, malgré toutes les différences. Elle sentit les larmes couler sur ses joues pales. Il ne pouvait pas les voir, mais il en goutta la saveur salée lorsqu’il posa ses lèvres sur sa peau. Alors elle oublia tout. Elle s’abandonna à la chaleur de ses baisers, à la force de son étreinte, à la brûlure de ce corps chaud qui l’embrasait, elle oublia le danger et même le couvre feu. Comme pour être plus près de lui, elle ferma les yeux, pour mieux rejoindre son âme, l’essence de son odeur vanillée, avant de caresser sa peau nue pour la première fois. Leur peau que tout séparait.
Elle fit courir ses doigts blancs sur les épaules musclées de son amant, et puis sur sa nuque, et dans ses cheveux crépus, guidant son souffle ardent vers une gorge offerte. Son visage ouvrit la robe blanche comme un brise-glace déchire la banquise, dans le fracas des passions libérées et du mot d'amour froissé. Ses mains puissantes étreignirent ses seins alors qu’elle ouvrait les cuisses aux lèvres affamées, pour qu’elles la dévorent. La petite culotte arrachée, il embrassa éperdument la vulve offerte, se rassasia de la liqueur que son calice lui offrait, célébrant ainsi la messe de leur amour interdit. Elle ne parvint plus à étouffer ses râles de plaisir, et elle s’en mord encore les lèvres.
A peine savourait-elle sa jouissance qu’un rire gras la fit sursauter. On lui arracha son aimé. Lorsqu’elle sortit des fourrés, la gifle qui l’accueillit fût si forte qu’elle en tomba par terre. Lorsqu’elle leva les yeux sur son amour, il était écartelé par deux miliciens, alors qu’un troisième s’acharnait sur lui à coups de batte de base ball. Son visage n’était plus qu’une plaie. « Regardez-moi cette putain à négros, elle a même pas de culotte ! » Elle n’entendait pas les insultes, seulement les coups qui pleuvaient sur lui. Ils s’arrêtèrent un instant pour reprendre leur souffle et s’occuper d’elle. Ils la traînèrent aux pieds de son aimé et ils baissèrent son pantalon. « Montre-nous comment tu suces les blackos, salope ! » Ils la forcèrent à le prendre dans sa bouche. Il était presque évanoui. « Alors le bamboula, tu bandes mou ? » Ils éclatèrent de rire et ponctuèrent leur plaisanterie d’un mauvais coup de masse. Elle entendit un craquement sinistre. Elle en hurla. « Pleure pas ma jolie, nous on en a une bien dure ». Elle perdit connaissance lorsqu’ils lui enfoncèrent dans le ventre la batte de base-ball ensanglantée.
Lorsqu’elle revint à elle, elle était toute seule derrière l’église. Elle ramassa ses affaires. Sa petite robe de fête était déchirée, maculée de sang et de haine. Elle savait qu’elle ne le reverrait plus jamais, alors, lorsqu’elle retrouva par terre la feuille de papier quadrillée, elle crut y sentir l'odeur de son amant malgré l’odeur âcre du sang qui la tachait. Elle glissa le papier sur sa peau nue, tout contre son cœur. Certains racontent qu’il y est encore.
Cela s’est passé en Provence, en 2010. Ce ne fut jamais relaté par la presse de l’époque. Il faut dire qu’il y avait trois ans qu'un fascisme inavoué avait subtilisé la démocratie. On était en pleine guerre civile implicitement déclarée. Tout commence par une déclaration de guerre : Je t’aime.
07:45 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : racisme, Livres, Bobin, Littérature