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17 mai 2007

La première gorgée…

A la FnacIl faut commencer par La première gorgée de bière. Dans son fameux recueil de nouvelles où il exalte les plaisirs minuscules, Philippe Delerm poursuit: « C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir… ». Cette phrase caractérise bien l’œuvre de Delerm placée sous le signe de la parcimonie. Chez lui, le bonheur se cache dans les infimes détails du quotidien qu’il glorifie d’une poésie prosaïque. Delerm encense l’humilité jusqu’à l’ostentatoire. De son regard contemplatif sur son microcosme, Delerm n’évoque pas les trépidances qui secouent le monde en dehors de la sphère de son jardin provincial, mais éclaire le quotidien avec la tendresse bienveillante d’une mamie sirupeuse.

Avec la banana-split au comble de ses excès, inutile de dire que qu’il ne faut pas chercher des délires sexuels chez Delerm. À peine évoquée dans le bonheur avec une petite fable sur les souris anglaises, il faut bien ma perversité pour deviner du sexe entre les lignes de ce recueil : « Une pression du pouce sur la fente de la gousse et elle s’ouvre, docile, offerte. Quelques-unes, moins mûres, sont plus réticentes – une incision de l’ongle de l’index permet alors de déchirer le vert, et de sentir la mouillure et la chair dense, juste sous la peau faussement parcheminée. Après, on fait glisser les boules d’un seul doigt. La dernière est si minuscule. Parfois, on a envie de la croquer […] C’est facile d’écosser les petits pois. »

Avec La première gorgée de sperme, Fellacia Dessert joue le contre-pied. Sous ce pseudonyme facétieux, un écrivain célèbre à la plume acérée à écrit un hilarant pastiche dont on appréciera pleinement la malice en alternant sa lecture avec le recueil de Delerm. La succession des titres croisés est éloquente :

- Le paquet de gâteau du dimanche matin
- Les gâteries du dimanche matin
- Aider à écosser les petits pois
- Aider à exaucer ses petites ouailles
- Apprendre une nouvelle en voiture
- En prendre une nouvelle en voiture
- L’odeur des pommes
- L’odeur des hommes
- On pourrait presque manger dehors
- Pour un peu, on baiserait sur la terrasse
etc…

Un meilleur exemple valant mieux qu’un long discours, voici un extrait d’un texte de Delerm intitulé « Le croissant du trottoir »:

« On s’est réveillé le premier. Avec une prudence de guetteur indien on s’est habillé, faufilé de pièces en pièce. On a ouvert et refermé la porte d’entrée avec une méticulosité d’horloger. Voilà. On est dehors, dans le bleu du matin ourlé de rose : un mariage de mauvais goût s’il n’y avait pas le froid pour tout purifier. […] Il faut ce qu’il faut de buée sur la vitre quand on s’approche, et l’enjouement de ce bonjour que la boulangère réserve aux seuls premiers clients – complicité de l’aube.[…] On le sent bien : La marche du retour ne sera pas la même. Le trottoir est moins libre, un peu embourgeoisé par cette baguette coincée sous un coude, par ce paquet de croissants tenu de l’autre main. Mais on prend un croissant dans le sac. La pâte est tiède, presque molle. Cette petite gourmandise dans le froid, tout en marchant : c’est comme si le matin d’hiver se faisait croissant de l’intérieur, comme si l’on devenait soi-même four, maison, refuge. On avance plus doucement, tout imprégné de blond pour traverser le bleu, le gris, le rose qui s’éteint. Le jour commence, et le meilleur est déjà pris. »

Avec Fellacia Dessert, cela devient « le travelo du trottoir » :

« On a attendu que l’autre s’endorme. En silence on s’est alors levé, on s’est rhabillé, on a traversé l’appartement et on est descendu, sans claquer la porte. Ce ne sera pas long.
Dehors, on est cueilli par le froid, mais on a le sang si chaud qu’on le sent à peine. Pourvu qu’elle soit là. On marche jusqu’au bout du trottoir, le cœur battant, la main dans la poche serrée sur les billets.
Elle est là, juste derrière le mur. En guêpière, bas, talons vertigineux. Plus belle que n’importe quelle vraie femme. Plus belle que celle qui dort, là-haut. Les billets changent de main, les corps s’enfoncent sous la porte cochère. La nuit commence à peine, et le meilleur reste à prendre.
»

Mais sous l’apparente plaisanterie se cache l’affrontement de deux visions du monde résumé par les deux dernières phrases de ces extraits, aussi symétriques qu’opposées. Delerm, c’est l’adulte mélancolique, le regret de l’enfance : le meilleur est déjà pris. Il ne reste donc plus qu’à poursuivre mollement sa vie adulte au risque de ne pas l’investir pleinement. Pour le jouisseur au ça bouillonnant, gorgé d’énergie libidinale, excessif par nature, le meilleur reste à prendre, à investir, à conquérir. On ne s’y trompe pas lorsque Fellacia Dessert crache son venin dans « La première gorgée de sperme », véritable pamphlet hédoniste qui oppose ses excès au pusillanime Delerm :

A la Fnac...« Un faire-part de décès leur tiendrait lieu de carte de visite. En deuil des jours anciens, de ce qui aurait pu être et même de ce qui sera, en deuil d’eux-mêmes et de leur propre vie, ils poussent en pleurnichant leurs chants aussi exaltants que ceux des messes du dimanche matin.
Ah, vieille et douce France, tout embaumée dans ses plaisirs de retraités ! France des petites joies sans joie, de la délectation morose et du repli sur soi ! Fière France craintive ! Continuons à t’exalter, France routinière, nostalgique, passéiste ! Encore un peu, et tes adeptes des plaisirs minuscules te laisseront glisser vers l’ordre des bons vieux temps, vieux et increvables règnes des pleutres et des conformistes ! Temps du renoncement, et donc de toutes les compromissions ! Continuons à t’exalter, France immobile, débile, ringarde, impuissante, vieille, hypocrite, dégueulasse ! Qui cache sa bêtise crasse et son aigreur sous une modestie de petite-bourgeoise toute boursouflée de vanités !
»

Je ne sais pas ce que vous en pensez, ami lecteur, mais pour moi, ça sent le règlement de comptes !

26 mars 2007

Mon Delerm

Nous marchions dans une rue fatiguée du 18ème arrondissement, Mathilde et moi, une rue entre deux âges en manque de ravalement. Nous y marchions d'un pas alerte à la découverte d'être deux, d'être heureux à dénicher du voluptueux dans une petite librairie blasée. Nous avons fini par la trouver, cette librairie érotique étroite et courte, qui fleurait bon le papier jauni à l'encre indécente. Tous les bouquins s'y accouplaient dans un joyeux désordre, ils s'empilaient sans complexe, s'exhibaient toutes pages dehors: Pauline Réage turlupinait Apollinaire, Esparbec culbutait Verlaine, Milo Manara fessait françoise Rey, et Anaïs Nin cheikh Nefzaoui. Derrière sa caisse présidait le tenancier aux yeux usés. Il les connaissait tous, ses pensionnaires, des plus prudes aux plus lestes, et il ne se résignait à les laisser partir qu'après leur avoir caressé la tranche comme la croupe d'une pouliche. Mais du théâtre érotique du 19ème, non, vraiment, personne ne lui avait jamais demandé un truc pareil. Alors, pour Mathilde, j'ai pris un Gavalda en édition original: je l'aimais.

Nous sommes sortis bras-dessus bras-dessous, juste heureux même si le temps passe, et mes yeux se sont accrochés en haut d'une affiche: DELERM.

- Tiens, il chante maintenant, que je dis à Mathilde ?
- Qui ça, qu'elle me fait ?
- Mais Delerm, là bas !
- Mais oui, Vincent Delerm est un chanteur !
- Ah bon, je le connaissais écrivain.
- Mais l'écrivain, c'est le père: Philippe Delerm.
- Ah d'accord, je ne connaissais que lui, l'écrivain, mon Delerm.

Nous sommes passés devant un sex-shop à l'entrée béante, rouge sang, immense comme une bouche d'ogresse. J'ai poussé Mathilde à l'intérieur et la bête nous a avalés. Mathilde n'était pas fière. C'était sa première visite dans l'antre de la luxure commerciale. Nous ne nous sommes pas attardés sur les DVD et les godemichés, pour dévaler le boyau des escaliers qui menait au rayon lingerie. Nous avons choisi 3 ensembles, dont un bustier bleu-gris digne d'une chanteuse de cabaret dans le saloon d'un western spaghetti. Il me plaisait bien. Nous nous sommes engouffrés dans la cabine en espérant que la vendeuse ne vienne pas vérifier de trop près la nature de l'essayage. J'ai déshabillé Mathilde tout en commentant la lingerie alibi. Elle les a toutes essayées entre deux baisers, et lorsque j'ai mordillé ses fesses, Mathilde a gémi avant de me supplier d'arrêter. Finalement, on n'a rien pris.

Quand la bête nous a régurgités sur le trottoir, j'étais heureux comme un chenapan après un coup pendable. Il est comme ça, mon bonheur, fugace et dérisoire comme une fleur des champs arrachée aux herbes folles, dans l'instant de la vague au désir qui monte jusqu'au fracas du plaisir. Il ne s'inscrit pas dans le temps, dans la durée pérenne, dans la cuisine de mon Delerm. Chez Delerm, le bonheur est mélancolique, et se savoure simplement à l'horizon calme du présent au passé. Loin de ma fureur, Delerm écrit le bonheur, le bonheur quotidien d'un Sisyphe rêveur:

medium_leBonheur.jpgPrendre un grand cahier à carreaux d'écolier. Laisser tomber des mots qui rendent plus léger. Tout dire ligne à ligne, avec de l'encre bleu marine, de la souffrance et du bonheur...

Que les mots viennent, trempés d'encre. À Chaponval, on remplissait de poudre et d'eau la bouteille mince au bec verseur. Mon père présidait à cette alchimie rituelle du savoir. Et puis un élève avait la mission délicate de verser la poudre diluée dans les encriers ronds d'un blanc épais, crémeux, si lisse sous le doigt qui en dessine le contour.

Que les mots viennent, et griffent le papier. Je n'ai plus la plume Sergent-major qui râpe un peu le long des pleins, des déliés. Je n'ai plus de lignes et de marges, de lettres à répéter en ronde sous le calcul mental. Mon stylo glisse sans effort sur la page banquise où rien ne le commande, ne l'arrête. Mais les mots griffent quelque part, s'accrochent à la violence du passé, commandent dans l'absence un travail rude d'écolier. J'inventerai les pleins, les déliés, le rêve dans la marge et le bonheur de l'interligne. Avec des mots de poudre et d'eau je plongerai dans le silence qui fait un peu mal, dans le silence fort de mes mélancolies d'école; un soir, assis tout seul dans la classe des petits, à rêver d'Elle qui n'existe pas, à rêver seul des mots de pierre et d'eau, de poudre et de lumière. Je mènerai mon chemin d'écolier, au delà de la vitre, à l'encre fraîche, avec des mots qui me blessent de loin, retrouvent un peu trop fortes les odeurs, les tilleuls dans la cour, la poudre d'encre dans la classe.

J'écris, voilà ma pierre.