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26 mars 2007
Mon Delerm
Nous marchions dans une rue fatiguée du 18ème arrondissement, Mathilde et moi, une rue entre deux âges en manque de ravalement. Nous y marchions d'un pas alerte à la découverte d'être deux, d'être heureux à dénicher du voluptueux dans une petite librairie blasée. Nous avons fini par la trouver, cette librairie érotique étroite et courte, qui fleurait bon le papier jauni à l'encre indécente. Tous les bouquins s'y accouplaient dans un joyeux désordre, ils s'empilaient sans complexe, s'exhibaient toutes pages dehors: Pauline Réage turlupinait Apollinaire, Esparbec culbutait Verlaine, Milo Manara fessait françoise Rey, et Anaïs Nin cheikh Nefzaoui. Derrière sa caisse présidait le tenancier aux yeux usés. Il les connaissait tous, ses pensionnaires, des plus prudes aux plus lestes, et il ne se résignait à les laisser partir qu'après leur avoir caressé la tranche comme la croupe d'une pouliche. Mais du théâtre érotique du 19ème, non, vraiment, personne ne lui avait jamais demandé un truc pareil. Alors, pour Mathilde, j'ai pris un Gavalda en édition original: je l'aimais.
Nous sommes sortis bras-dessus bras-dessous, juste heureux même si le temps passe, et mes yeux se sont accrochés en haut d'une affiche: DELERM.
- Tiens, il chante maintenant, que je dis à Mathilde ?
- Qui ça, qu'elle me fait ?
- Mais Delerm, là bas !
- Mais oui, Vincent Delerm est un chanteur !
- Ah bon, je le connaissais écrivain.
- Mais l'écrivain, c'est le père: Philippe Delerm.
- Ah d'accord, je ne connaissais que lui, l'écrivain, mon Delerm.
Nous sommes passés devant un sex-shop à l'entrée béante, rouge sang, immense comme une bouche d'ogresse. J'ai poussé Mathilde à l'intérieur et la bête nous a avalés. Mathilde n'était pas fière. C'était sa première visite dans l'antre de la luxure commerciale. Nous ne nous sommes pas attardés sur les DVD et les godemichés, pour dévaler le boyau des escaliers qui menait au rayon lingerie. Nous avons choisi 3 ensembles, dont un bustier bleu-gris digne d'une chanteuse de cabaret dans le saloon d'un western spaghetti. Il me plaisait bien. Nous nous sommes engouffrés dans la cabine en espérant que la vendeuse ne vienne pas vérifier de trop près la nature de l'essayage. J'ai déshabillé Mathilde tout en commentant la lingerie alibi. Elle les a toutes essayées entre deux baisers, et lorsque j'ai mordillé ses fesses, Mathilde a gémi avant de me supplier d'arrêter. Finalement, on n'a rien pris.
Quand la bête nous a régurgités sur le trottoir, j'étais heureux comme un chenapan après un coup pendable. Il est comme ça, mon bonheur, fugace et dérisoire comme une fleur des champs arrachée aux herbes folles, dans l'instant de la vague au désir qui monte jusqu'au fracas du plaisir. Il ne s'inscrit pas dans le temps, dans la durée pérenne, dans la cuisine de mon Delerm. Chez Delerm, le bonheur est mélancolique, et se savoure simplement à l'horizon calme du présent au passé. Loin de ma fureur, Delerm écrit le bonheur, le bonheur quotidien d'un Sisyphe rêveur:
Prendre un grand cahier à carreaux d'écolier. Laisser tomber des mots qui rendent plus léger. Tout dire ligne à ligne, avec de l'encre bleu marine, de la souffrance et du bonheur...
Que les mots viennent, trempés d'encre. À Chaponval, on remplissait de poudre et d'eau la bouteille mince au bec verseur. Mon père présidait à cette alchimie rituelle du savoir. Et puis un élève avait la mission délicate de verser la poudre diluée dans les encriers ronds d'un blanc épais, crémeux, si lisse sous le doigt qui en dessine le contour.
Que les mots viennent, et griffent le papier. Je n'ai plus la plume Sergent-major qui râpe un peu le long des pleins, des déliés. Je n'ai plus de lignes et de marges, de lettres à répéter en ronde sous le calcul mental. Mon stylo glisse sans effort sur la page banquise où rien ne le commande, ne l'arrête. Mais les mots griffent quelque part, s'accrochent à la violence du passé, commandent dans l'absence un travail rude d'écolier. J'inventerai les pleins, les déliés, le rêve dans la marge et le bonheur de l'interligne. Avec des mots de poudre et d'eau je plongerai dans le silence qui fait un peu mal, dans le silence fort de mes mélancolies d'école; un soir, assis tout seul dans la classe des petits, à rêver d'Elle qui n'existe pas, à rêver seul des mots de pierre et d'eau, de poudre et de lumière. Je mènerai mon chemin d'écolier, au delà de la vitre, à l'encre fraîche, avec des mots qui me blessent de loin, retrouvent un peu trop fortes les odeurs, les tilleuls dans la cour, la poudre d'encre dans la classe.
J'écris, voilà ma pierre.
07:30 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : Livres, Delerm, Expériences, mathilde, Littérature
Commentaires
Le lundi 26/03/2007 à 10:57 par C&M :
Peut-on apprécier et Vagant et Delerm ? C'est mon cas.
Le lundi 26/03/2007 à 11:25 par Vintage :
Cher Vagant, Il me semble qu'il faille rétablir quelque vérité.
Si Papa Delerm est bien un authentique écrivain...
Fiston Delerm n'est pas musicien, quand bien même il joue parfois du piano (même pas debout), et en s'ennuyant à mourrir et il n'est surtout pas "chanteur". Récitant parfois tout au plus, lorsqu'il se réveille entre deux notes de piano, pour tenter de faire de même avec son public (le réveiller, j'entends !).
Il me paraitrait donc vital de revoir rapidement Mathilde pour lui préciser ces quelques FAITS.
Sans compter que ce pourrait être l'occasion bien cherchée de quelques autres essayages plus croustillants que sa fesse (gauche ?).
Vintage, avis personnel, mais assumé ;-) !
It's my life, and I do what I want,
It's my mind and I think what I want,
Tell me I'm wrong !
Le lundi 26/03/2007 à 11:41 par Madame B :
"Il est comme ça, mon bonheur, fugace et dérisoire comme une fleur des champs arrachée aux herbes folles, dans l'instant de la vague au désir qui monte jusqu'au fracas du plaisir." J'aimerais toucher un peu de ce bonheur fugace, ne pas toujours présager le pire et vraiment profiter du présent.
Alors j'écris pour le vivre à ma façon ce plaisir un peu fou.
Le lundi 26/03/2007 à 17:03 par Luna :
soupir exasperé...
Le lundi 26/03/2007 à 19:21 par Madeleine :
Mais quelle librairie ??? Pour le sex shop, j'ai une idée...
Le lundi 26/03/2007 à 22:38 par noir intense 35 :
Oui, chenapan, est un mot qui vous qualifie tellement bien vagant...
Le mardi 27/03/2007 à 15:07 par Georges à Vagant :
Euh... oui, moi aussi j'aimerais vraiment bien savoir où se trouve cette librairie du 18ème arrondissement...
Le mardi 27/03/2007 à 19:50 par Vagant :
C & M, je te remercie pour ton appréciation !
Vintage, je ne connais pas du tout Vincent Delerm. Merci pour cette précision, même si elle me semble légèrement subjective ;)
Madame B, la philosophie du carpe Diem n'est pas la plus facile à mettre en oeuvre ! Comment profiter du présent sans les angoisses de l'avenir ? Peut-être en se disant qu'il ne pouvait y avoir pire futur antérieur qu'un présent perdu.
Luna, désolé.
Madeleine & Georges, impossible de me souvenir avec certitude du nom de cette librairie, mais je crois que c'est "La rose noire" au 67 rue Condorcet, dans le 9ème et non pas le 18ème !
Noir Intense, je ne peux vous donner tort.
Le mardi 27/03/2007 à 21:18 par Pénélope :
Et l'encre raconte si bien ces moments des mots de l'enfance... Dommage que l'encre et la plume soient passés de modes, ils étaient si jolis, et ils dessinaient les histoires, mettant la lettrine en majuscule, de guingois ou bâton.
J'adore cette note.
Bises Pénélope
Le mercredi 28/03/2007 à 00:39 par electron libre :
l'avenir?n'est pas ma préoccupation majeure ,pourraient dire mes connaissances..bien mal à propos..
le passé?aucun interet sauf celui d'être une fenêtre ouverte ou fermée,selon mon bon plaisir.
le présent? a tout mon intéret...
chaque minute, les vivre,les respirer, les entendre gémir, et résonner et raisonner..
hummm,ces minutes,les secouer,les tenter,les aspirer ,les coupler.. .
mes minutes !!!!les bercer,les enchanter,les hypnotiser,les adoucir aussi quand...
chacune écrit mon passé, et augure de mon avenir ,qui vite si vite devient mon présent,mon bonheur.
..
votre texte ,Vagant est un bonheur nocturne,,si si,premier paragraphe plaisir et sourires, , et ,les mots qui ont suivi humm,ils décrivent si bien ,ces mots du dedant que oui, rare en est la pierre qui jaillit..
Le mercredi 28/03/2007 à 19:45 par Mathilde :
Vintage, nul besoin de jouer les colporteurs. Je vous lis, c'est assez. Et ce n'est pas parce que je sais que Vincent Delerm est un chanteur que j'apprécie ce qu'il fait.
Ma fesse gauche se porte bien et la droite vous salue! :-)
Le jeudi 29/03/2007 à 12:05 par juillev :
Petit bonheur de l'instant.... de découvrir votre blog