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27 avril 2008

Post-it (1)

    « Avez-vous rempli correctement la fiche avec la cote de l'ouvrage afin que nous puissions la faire parvenir aux archives dans les meilleurs délais ? »

    Madame Courteneau, bibliothécaire à Annecy depuis 1972, répétait la même question une centaine de fois par jour depuis 36 ans. Pourtant, que la fiche ait été dûment remplie ou pas, Madame Courteneau l’accompagnait toujours d’un post-it, rédigé de son écriture rêche et nerveuse, en parfaite harmonie avec son caractère acariâtre et sa physionomie à la raideur militaire. Elle glissait ensuite la fiche dans la navette, une sorte de petit ascenseur qui descendait jusqu’aux archives souterraines. Les mystérieuses entrailles de la bibliothèque savoyarde finissaient toujours par régurgiter l’ouvrage demandé, mais après une interminable digestion digne d’une fondue sans vin blanc. Madame Courteneau ouvrait alors le livre, prenait la fiche et en décollait le post-it qu’elle lisait rapidement. La plupart du temps, elle le froissait aussitôt et le jetait à la corbeille d’un petit geste sec, mais elle le collait parfois dans un dossier, à l’abri d’éventuels regards indiscrets, et elle appelait enfin le lecteur assoupi. Les délais d’attente étaient tels qu’ils étaient devenus légendaires, au point de susciter à certains lecteurs imaginatifs les plus folles explications. Toutes ces hypothèses farfelues étaient pourtant bien en deçà de l’incroyable vérité.

    Tout le monde fut surpris d’apprendre que Madame Courteneau avait pris sa retraite anticipée juste après le décès de son époux. Contre toute attente, elle avait bazardé son appartement au centre d’Annecy pour partir en catimini au fin fond de la Bretagne, bien qu’elle n’y connût personne. Une longue page de bons et loyaux services municipaux venait d’être tournée sans qu’on ne verse une larme de champagne. Madame Courteneau fût prestement remplacée avec d’autant plus d’entrain qu’avec la nouvelle bibliothécaire, les délais d’attente furent aussitôt divisés de moitié. La jeune femme s’en excusait pourtant, car ils demeuraient bien trop longs selon les normes en vigueur, à cause des fiches archaïques et du classement des archives en dépit du bon sens. Il était temps d’informatiser tout ça, et surtout de commander de nouveaux rayonnages pour mettre un peu d’ordre dans les archives étrangement exiguës où s’empilaient les livres en stalagmites branlantes. C’est au cours des travaux d’aménagement des archives qu’on découvrit le pot au rose : en poussant une vieille étagère bancale, elle pivota sur elle-même et s’ouvrit sur de vastes archives secrètes, composées de dossiers impeccablement classés par ordre chronologique jusqu’en 1972. Dans ces dossiers, des post-it, plus d’un million de post-it collés à la suite !

    Leur contenu était tel que la nouvelle bibliothécaire, aussi soucieuse d’épargner la vie privée de son prédécesseur que la réputation de son établissement, décida de détruire aussitôt ces dossiers compromettants. Elle eut cependant le tort de déléguer cette tâche ingrate à un employé qui trouva là l’occasion de se venger de la vieille acariâtre. La majeure partie des post-it finit par atterrir sur le bureau du rédacteur en chef de la feuille de chou locale, bien content d’avoir quelque chose de croustillant à publier. Affairiste avisé aux prétentions littéraires contrariées, l’opportuniste comprit aussitôt que l’heure de sa gloriole était venue. Il écrivit lui-même une série d’articles sulfureux pour faire enfler la rumeur et préparer la publication des archives secrètes, sous la forme d’un roman à son nom afin d’éviter d’éventuelles poursuites judiciaires. La fiction a tous les droits, et toute ressemblance etc... De toutes façons, la veille Courteneau, percluse de honte et de rhumatismes, n’eut même pas la force de retenir ses larmes en relisant sa vie massicotée en 300 pages. Le roman « épostitaire » commençait le 17 Avril 1972…


17 Avril 1972, 8h15

Mademoiselle de Montmorency,

Sans doute trouverez-vous ce message étrange, sûrement déplacé, peut-être ridicule, mais depuis que j’ai entendu votre voix, je n’ai de cesse de penser à vous. Tout seul au fond de mes archives, je ne vis que pour ces rares moments où je vous entends prononcer le mot « correctement », le seul à parvenir distinctement au travers du puits de la navette jusqu’au fond de mes enfers où je brûle de vous connaître, passant le plus clair de mes sombres journées la tête dans le puits et l’oreille aux aguets…

Dans l’attente d’entendre à nouveau votre voix angélique,

Jean-Jacques Courteneau.

 

17 Avril 1972, 8h22

Mademoiselle de Montmorency,

Je viens d’entendre votre rire cristallin résonner jusqu’à moi. Si je n’avais su qu’il sonnait à mes dépends, il aurait été le soleil de ma journée. Il sera la lune noire de ma nuit.

Courteneau

 

17 Avril 1972, 17h37

Monsieur Courteneau,

Avant de prendre ce premier poste à la bibliothèque d’Annecy, je n’aurais jamais imaginé que les fiches de cotes puissent être l’objet d’une correspondance personnelle. Je vous prie de croire que mon rire n’était que l’expression de ma surprise. Que votre nuit soit étoilée.

Angélique de Montmorency

 

18 Avril 1972, 8h15

Angélique,

Grâce à vous ma nuit a brillé de mille feux : une véritable voie lactée répandue entre mes draps, toute luisante à la lumière des espoirs que vous avez fait naître en moi.
Dans l’attente de vous lire et de vous entendre,

Jean-Jacques

 

18 Avril 1972, 8h35

Monsieur Courteneau,

Il en faut bien peu pour vous enflammer ! Après tout, nous n’avons pas été présentés et vous ne savez rien de moi. Peut-être suis-je affublée d’un abominable strabisme, et qui me dit que vous n’avez pas une jambe de bois bien sec pour brûler si facilement ?

Angélique de Montmorency

 

18 Avril 1972,  8h52

Mademoiselle de Montmorency,

Je vous prie de pardonner mon imagination galopante. Je plaide coupable mais j’ai les circonstances atténuantes de mon métier, qui m’ouvre l’esprit au plus romanesque autant qu’il m’enferme dans le plus âpre célibat.
Je vous assure que seul mon troisième jambage est dur comme du bois, mais je vous prie de croire qu’il ne manque pas de sève.

Jean-Jacques Courteneau

À suivre...

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Si vous voulez lire plein d’autres histoires sur la bibliothèque d’Annecy, Madame Courteneau et l’archiviste, vous en trouverez chez Monsieurmonsieur, STV, Le roi Ubu, Ardalia, Sandrine et Tiphaine.

Et si vous vous demandez encore pourquoi, sachez juste que c’est la faute à Melle Bille !

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