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29 novembre 2014

Le péché de chair

C’est la présentation de ce petit recueil de nouvelles qui m’a poussé à lire un peu d’Esparbec.

Cela commence par la question  que se posent tous les érotomanes :  

LePecheDeChair.png« Comment s'y prendre pour rendre au sexe le goût de l'interdit ? Nous en sommes au sexe plateau télé, au porno pantoufle (ou mules à pompons), aux parties carrées du week-end, aux clubs de fessées, aux cours de bondage par correspondance, etc. Banalisation du plaisir ; voyeurisme généralisé : chacun, pour être " branché ", s'applique à singer les clichés de la mode du cul (piercing, SM, tatouages, implants, etc.) et perd de vue l'essentiel : l'attrait du fruit défendu.

Comment retrouver les plaisirs de la transgression, il n'y a plus qu'à se servir au rayon du self-sex pasteurisé ? Aux affres de la séduction et des travaux d'approche ont succédé des rapports de fournisseur à client : sex-shops, cassettes pornos, clubs d'échangisme, etc. Nous entrons dans une ère de commercialisation générale du cul, accompagné d'un discours " déculpabilisant " centré sur la notion de " plaisir ". Le sexe a été transformé en marchandise ou, pour citer Adorno et Debord : en spectacle. L'image (la mode) a remplacé la chose. »

Comment concrètement retrouver ce fruit défendu, quand notre quotidien est bombardé d’images de femmes irréelles et de problèmes matériels ? Quand les angoisses d’un quotidien précaire viennent s’insinuer jusque sous les draps ? Quand on nous vend les leurres de la pornographie industrielle pour image du désir, comme nous l’écrit Esparbec :

« Implants mammaires ou fessiers, lèvres siliconées, clito emperlousés, la femme, de plus en plus chosifiée, gadgétisée, n’est plus qu’un ersatz vivant de poupée gonflable. Lesquelles poupées, en revanche, sont de plus en plus réalistes. Si bien qu’on voit de moins en moins la différence entre le réel et l’image. Vous avouerez qu’il devient de plus en plus difficile de fantasmer sur ces créatures rafistolées. »

Une fois la question posée, et le constat sans appel, la solution n’apparait pas dans ce petit recueil de nouvelles, quoi qu’en dise l’auteur, tout au moins pas clairement. Il faut plutôt lire la post-face du vénérable pornographe octogénaire pour trouver un début de réponse à la lumière de sa longue expérience :

« La plupart des fantasmes de femmes sont basés sur la notion de séparation, ou de dédoublement […] en gros, disons, le cul hors de la vie quotidienne. Le cul mis en scène.

Même s’il s’agit d’une personne que je connais bien, au moment où nous « jouons au cul », une transmutation s’opère. Nous ne sommes plus les mêmes. Nous ne sommes plus nous-mêmes. C’est à cette fin qu’intervient la notion de « séances », bien connue des érotomanes. Il faut sortir le sexe de la vie et le mettre en scène dans des sortes de saynètes.

En somme, on se fait du cinéma. Exactement comme si on allait ensemble voir un film porno. Sauf qu’on y joue. Si vous préférez, on se donne des RVQ (rendez-dous de cul) au cours desquels on ne laisse jamais parler la spontanéité. À l’avance, froidement, on a décidé qu’il y aurait du sexe. Et quel genre de sexe. On s’est préparé pour cela. Choix des sous-vêtements, façon d’arriver l’un chez l’autre, etc. Tout a été décidé à l’avance, froidement, en suivant un scénario.

Pour éviter la monotonie les séances sont échelonnées dans le temps, séparées par des intervalles de vie normale (rencontre sans sexe). Essentiellement pornographique l’excitation naît de la préparation et de l’idée de ce qu’on va faire ensemble. Le plaisir commence déjà avant, dans l’attente. »

Je ne pense pas avoir expérimenté cela autant qu’avec Sarah. Notre liaison n’était effectivement basée que sur des « rendez-vous de cul » planifiés, scénarisés par l’un ou l’autre à tour de rôle, que j’ai racontés dans « sans vain cœur ni vain cul ». Entre elle et moi, le sexe était hors de la vie quotidienne et le vouvoiement que nous avions instauré participait à la prise de distance nécessaire pour éviter toute irruption de la banalité entre nous. Cela ne signifiait pas l’absence de respect, l’absence de tendresse, l’absence de câlins spontanés qui pouvaient trouver leur place dans le scénario, mais le sexe était en quelque sorte sacralisé. C’est toute la différence entre une telle séance et ce qu’on appelle de nos jours un « plan Q », où on se retrouve simplement pour baiser sans préparation mentale préalable, ni tendresse ni même le dialogue habituel entre deux amants classiques.

Le secret que nous livre Esparbec, l’air de rien, dans son petit recueil gratuit  sans prétention, c’est que la sexualité a besoin de son espace propre. C’est en ce sens que la sexualité est du domaine de l’intimité : cela ne signifie pas que la sexualité ne doit se jouer qu’à deux et à huis clos, mais qu’elle doit s’inscrire entre deux parenthèses dans le cours de la vie quotidienne, que ces parenthèse doivent transgresser le quotidien. Si les parenthèses ne sont pas hermétiques, la sexualité se trouve polluée par le quotidien envahissant, corrodée par les problèmes, rongée par les soucis. Elle ne peut plus être récréative. Quand on passe de façon continue du boulot au métro puis à la cuisine pour se retrouver au lit avec son conjoint, on embarque malgré soi son chef de service et sa déclaration d’impôts, et il n’est pas étonnant de ne pas mouiller ou de ne pas bander.

Il est particulièrement difficile pour des conjoints de trouver de vraies parenthèses, dont la transgressivité est une prise de risque, que cette parenthèse prenne la forme de séances libertines ou sadomasochistes. Les amants au long cours ne sont pas non plus à l’abri d’un quotidien, d’une routine où le merveilleux sexuel n’est plus qu’un souvenir. Ils pourront être séduits par une alternance de rencontres amoureuses mais non sexuelles dans le cours de la vie normale, qui apporte la relation  humaine et le soutient mutuel, et de ces « rendez-vous de cul » dûment préparés et scénarisés pour  retrouver le goût du sexe pur, le goût du péché de chair.

11:53 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : esparbec