05 octobre 2007
La cliente
Une jeune femme m’ouvre la porte d’entrée aux cuivres lustrés. La sévérité de ses atours souligne la chaleur de ses atouts : bas satinés sur peau ambrée, tenue rigoureuse sur gorge pulpeuse, blondeur angélique sur mascara diabolique. Elle m’offre le large sourire réservé à la plus « fidèle » clientèle - si tant est qu’on puisse parler de fidélité dans notre milieu - ponctué par un accueil déférent digne de mon dédain: « bonjour madame Carolyn ». C’est ainsi que je me fais appeler dans cette maison, même si personne n’est dupe. Tous savent qui je suis.
Une musique voluptueuse berce la salle dont la décoration bourgeoise affiche un luxe ostentatoire. Sur les murs capitonnés de cuir pourpre souligné de boiseries en loupe d’orme, des toiles originales encadrées de dorures sont éclairées à la bougie des lustres en cristal surannés. Mes talons pointus s’enfoncent dans la moquette onctueuse, tandis qu’on m’accompagne vers mon fauteuil club qui me tend ses bras accueillants. Les regards jaloux des clientes glissent sur mon arrogance. Ceux des garçons se prosternent à mes pieds. Je constate avec plaisir que Marquet a pris soin de me réserver ma place sans avoir eu besoin de le lui rappeler. La dernière fois, elle était prise par la pimbêche du JT en cuissardes de mauvais goût. Marquet sait trop bien ce qu’il lui en a coûté. Je m’assieds en prenant soin de faire crisser mes bottes tout en affichant une moue dédaigneuse. Il est encore tôt dans la soirée : autour de moi ne bruisse que le doux babillage des confidences luxurieuses, des corruptions vénales et des intrigues byzantines. Pour les rires cinglants et les sanglots étouffés, il faudra attendre encore un peu.
Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que j'aie dû attendre ma coupe de Veuve Cliquot millésimé, mais je dois avouer que Marquet ne s’est pas moqué de moi : ce jeune garçon est très à mon goût. Grand, les épaules larges et la taille fine, il porte divinement bien son costume Smalto, sobre comme je les aime, dont les reflets moirés mettent en valeur son teint halé et ses boucles noires. Il s’avance vers moi, droit comme un matador dans l’arène, avec aux lèvres le sourire conquérant qui joue à l’obséquieux, trahi par un regard ténébreux où semblent encore brûler les vestiges d’une antique noblesse castillane. C’est ainsi qu’ils me plaisent, qu’ils m’excitent, qu’ils m’agacent avec leur jeunesse insolente : encore âpres, presque rugueux, fiers comme des purs-sangs à dompter. Quelques années plus tard, repassé par les exigences de la clientèle, ce ne sera plus qu’une carpette insipide sans la moindre aspérité à gommer. Je peux déjà lire tout cela dans ses yeux sombres, les illusions passées à jamais perdues dans l’inéluctable déchéance à venir, tandis que je sirote mon champagne et que je savoure mon présent, ce délicieux moment qui précède l’énoncé de mes desiderata auxquels il se pliera avec la fausse connivence qui permet de supporter la servilité. Mais pour l’instant, je le fais attendre, debout devant moi qui le toise sans sourciller, en ne lui adressant qu’un sourire narquois à peine esquissé. Tous les garçons savent ce dont je suis capable, ils lui auront appris mes célèbres extravagances, les humiliations que je leur ai parfois fait subir, les larmes hargneuses que certains ont dû ravaler. Il doit y penser à son tour, et perdre peu à peu sa confiance au cours de ce duel, imperceptible s’il n’y avait la longueur de ces secondes silencieuses, jusqu’à perdre toute sa fière contenance, l’irrévérence de son regard qui m’esquive maintenant, qui descend plus bas sans oser s’arrêter sur ma poitrine opulente, jusqu’à venir lécher la pointe de mes talons rutilants.
Il cède enfin et rompt le silence de sa voix charmante où perce encore un peu de soleil ibérique à peine voilé de grisaille parisienne.
- Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Madame ?
Mais qu’est-ce qui pourrait encore me faire plaisir ? Formulée ainsi, sa question est d’une candeur risible. Comme si je venais chez Marquet pour le plaisir ! Non mon petit, il n’est nullement question de plaisir ici, mais d’audaces flamboyantes, d’exigences perverses et de coups bien pesés. Malgré les apparences, nous ne sommes pas dans une luxueuse maison de plaisir mais au cœur des cuisines du pouvoir, dans l’antre des influences, à la cour des dominations ! Mais comme tu m’es sympathique, petit espagnol mal dégrossi, je ne vais te donner qu’une petite leçon, et puis… et puis j’ai envie de quelque chose, finalement : J’ai envie de me payer le luxe suprême de la trivialité dans le temple du raffinement.
Je lui susurre un ordre. Assez bas pour qu’il ne l’entende pas. Il va devoir me faire répéter, ce qui le mettra dans une situation inconfortable, jusqu’à ce qu’il comprenne la position à prendre.
- Je vous prie de m’excuser, Madame, je n’ai pas bien compris...
Oui, tu n’as pas encore compris mon petit, me dis-je en répétant juste assez fort pour qu’il puisse bien sentir l’agacement dans le ton de ma voix, mais pas assez pour qu’il comprenne le sens de ma demande. Cependant, je sens que ça commence à venir: Il s’est penché en avant, le dos droit et les jambes tendues, jusqu’à ce que son visage soit à peu près au niveau du mien, mais légèrement au dessus néanmoins. Tu as les genoux encore un peu raides, bel hidalgo. Je répète encore mes instructions, bas comme une menace sourde dont il ne peut que comprendre l’ampleur. Il blêmit à l’idée de me faire répéter une fois de plus. Une fois de trop, même s’il a finit par prendre la pose qui convient à son rang : à genoux à mes pieds, comme une geisha empressée, l’oreille tendue à l’affût du moindre claquement de langue. Alors je lâche mon injonction à haute et intelligible voix dans le creux de son oreille. Il en sursaute et repart en tremblant, sa leçon bien apprise. Dieu qu’il est émotif !
J’ai à peine eu le temps de faire le décompte des vieilles peaux qui se pâment pour la moindre œillade des garçons, que le mien revient, à nouveau fier comme Artaban, en apparence. Même s’il n’en a plus trop dans la culotte, c’est le cas de le dire, je suis agréablement surprise de ce qu’il exhibe, mais pas autant que toutes les clientes éberluées qui se retournent sur son passage. Il s’approche jusqu’à moi, un peu gêné malgré le naturel qu’il s’efforce d’afficher, et je ne peux réprimer mon sourire. Ah, Marquet sera toujours Marquet : comme pour me répondre du tac au tac, il a ordonné au garçon de me présenter sa queue dans une assiette démesurée ! C’est certes un beau morceau, plus long et plus épais que ce à quoi je m’attendais, mais tout de même, quelle assiette !
Sans dévoiler la moindre émotion, je laisse couler mon regard sur le remarquable appendice amoureusement préparé, dans l’assiette dressée à mon intention. Mais je ne peux résister au plaisir de fermer les yeux lorsque son fumet vient chatouiller mon nez légendaire. Car ses arômes rustiques et généreux, ses effluves organiques à l’insolente authenticité m’ont aussitôt catapultée loin, très loin dans mes souvenirs d’enfance au fin fond de la Meuse. Là bas, bien cachée dans l’arrière cuisine, non loin de l’étable d’où provenaient les mugissements des bêtes et le parfum du foin aux abords de l’hiver, j’attendais le retour de mon père dès la tombée du jour, tandis que ma mère au fourneau y répétait ses gammes culinaires au rythme monotone d’une vieille l’horloge comtoise. Le vendredi soir, quand mon père qui rentrait de l’abattoir arrivait dans la cuisine, c’était toujours le même cérémonial. Ma mère allait à la fenêtre, elle vérifiait que personne ne risquait de les voir depuis la cour, elle se retournait vers mon père qui avait déjà sorti sa queue, et elle lui disait avec un ton de reproche démenti par sa mine réjouie:
- Attends un peu ! Je ne suis pas prête !
- T’as vu le morceau ? Tâte moi ça, touche un peu !
- Oui, c’est vrai qu’elle est belle.
C’est le moment où je fermais les yeux pour les abandonner au plaisir de l’instant, celui des sens primaires, qui nous touche en profondeur jusqu’à la lisière de l’âme, de l’olfactif atavique à l’auditif prénatal. J’inspirais à grandes goulées cette intense ruralité, la voix rocailleuse de mon père enfin revenu, et l’odeur du ragoût qui mitonnait sur le feu et embaumait la cuisine d’odeurs riches et généreuses. C’était un ravissement. L’oignon qui blondit comme du blé mûr, la crème épaisse qui se délite à feu doux, la viande et sa moelle légèrement grillées au four avant de mijoter où elles révèlent alors des arômes de gibier. Je distinguais tous ces parfums, ou plutôt je les entendais comme une aubade fulgurante aux unions de la chair, ils s’imprimaient en moi, me faisaient pâmer de plaisir, libéraient mes envies carnassières, au point d’aller fourrer mon nez dans le marmiton avec la concupiscence des affamés. Je crois que c’est grâce à ces moments là que j'ai compris quelle était ma vocation.
Les yeux toujours fermés, je porte un bout de la queue à mes lèvres. A son contact chaud sur ma langue, à la fois moelleux et vigoureux, j’ai la sensation d’avoir à nouveau dix ans, dans la cuisine de maman, lorsque papa riait et lui disait que j’aimais ça: Je commence à la malaxer de la langue, des joues, du palais et des dents, je la mastique avec ampleur jusqu’à éblouir mes papilles de la suavité recueillie. Dans le ragoût de maman, la queue de boeuf - que papa chipait à l’abattoir - avait cette saveur, cette onctuosité, cette truculence que je croyais inimitable. Mais Marquet a réussi le tour de force de me mettre les larmes aux yeux. Il l’aura, sa quatrième étoile au guide Michelin.
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Toute ressemblance avec Une gourmandise de muriel Barbery serait loin d'être fortuite, mais le seul lien avec Légume des Jours est ici.
06:55 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : une gourmandise, barbery, dégustation, gastronomie, domination, CFNM, Littérature