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11 juin 2007

Grease

La grisaille sordide n'avait rien, mais vraiment rien pour lui remonter le moral. Assise derrière la vitre de ce vieux bar tabac miteux, son regard se perdait au loin, après la buée de son souffle sur la vitre, plus loin que la pluie dégoulinante, au delà du carrefour, dans le magma grisâtre d'où Il surgirait sûrement, forcément, un jour. Ou peut être une nuit. Abrutie de fatigue après une journée à ne rien faire, elle regardait les verres qu'elle avait alignés, se refusant de les compter avant d'en prendre un dernier. Elle fit l'effort de tourner la tête pour croiser les yeux délavés du patron bedonnant qui la regardait sans la voir, comme tous les autres paumés qui traînaient là. Et en fouillant au fond de sa poche à la recherche du sésame de ses désirs liquoreux, elle réalisa que le patron ne la regardait pas. Non, il comptait, lui.

Elle sentit enfin du métal froid au bout de ses doigts, de quoi la réchauffer un peu. « Attention, se dit-elle, qu’est-ce que je vais sortir de ma poche... Jackpot ? Black Jack ? Cent balles ! Tu parles... même pas de quoi me payer un café ! ». Elle balaya du regard la salle encombrée en se demandant comment elle pourrait claquer sa monnaie. Flipper ? Elle était bien trop bourrée pour le bourrer aussi, mais pas encore assez pour y glisser sa dernière pièce. Le vieux Pakman ? Un beur y jouait son RMI, et elle n'avait pas encore d'instincts suicidaires. L'antique Juke Box ? Il était peu probable qu'il marche encore, elle n'avait jamais vu personne s'en servir, mais il était juste derrière elle, même pas besoin de se lever ! « Allez hop ! Marmonna-t-elle, voyons voir, s’il peut me chanter quelque chose de gai ! ». Les titres n’étaient guère engageants :

1/ Ne me quitte pas
2/ Tout peut s'oublier
3/ Même le temps perdu
4/ Grease

« Pas récent, récent tout ça, allez le 4 Hou hou hou » chantonna-t-elle. Elle se retourna et eut à peine le temps de voir les yeux écarquillés du patron, que la porte s'ouvrit avec fracas.

Cliquez pour avoir la musique...

I got chills they're multiplying
And I'm losing control
Cause the power you're supplying
It's Electrifying!

Sono à fond, Travolta déboule dans la salle, micro à la main, devant les badauds médusés. D'un mouvement félin, il fait glisser ses lunettes noires au bout de son nez, pour transpercer de son regard d'acier la fille scotchée au juke box. Et le voila qui entonne avec sa voix de crooner:

You're the one that I want ho ho ho honey
You're the one that I want ho ho ho honey

Mieux qu'un conte de fées, plus fort que tous ses rêves, elle se sent pousser des ailes ! Maman ne lui avait donc pas menti, le conte de fées est toujours possible. Il suffit d’y croire assez fort et de savoir saisir sa chance ! Alors la main que Travolta lui tend, elle ne la saisit pas, non, elle s'en empare, et il l'arrache de sa chaise pour une danse endiablée. Rock acrobatique. Olivia Newton-John n'a qu'à bien se tenir, elle va avoir de la concurrence. Et le voilà qui la saisit par la taille, la jette en l'air, la rattrape au vol. Elle écarte les cuisses, avant de glisser sur ses hanches. Elle sent bien qu'elle ne lui est pas indifférent, et il est pourvu le bougre. D'un coup de rein puissant, il la remet sur pied. Elle en a les jambes qui tremblent, mais elle ira jusqu'au bout du rêve.

Elle n'a d'yeux que pour lui, il n'a d'yeux que pour elle. Elle distingue à peine les clients du bar qui forment un cercle autour d'eux en battant des mains comme des groupies extatiques, et qui reprennent en coeur `Ho Ho Ho honey'. Même le patron saute sur son zinc pour y faire des claquettes ! Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

Mademoiselle ! Mademoiselle ! La pauvre fille entrouvre des yeux révulsés sur l'interne des urgences qui lui assène des gifles à tour de bras, tandis que l'infirmière de garde se fait les ongles derrière lui et prononce un diagnostic définitif du haut de ses trente ans d'expérience: « Coma éthylique, docteur. Ne vous fatiguez pas, avec ce qu'elle a ingurgité, elle n'est pas prête de se réveiller ».
Mais entre ses paupières mi closes, la fille voit bien que les yeux bleus du beau docteur lui sourient.

11:15 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : travolta, Littérature