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12 mars 2007

Éloge des femmes mûres

Je les entends d'ici, celles qui grincent des dents, et j'imagine aussi le sourire esquissé sur le visage de celles qui ne s'avouent par encore mûres, mais qui apprécient déjà que je prenne leur parti. Stop ! Au royaume des amantes, la guerre des générations n'aura pas lieu, tout au moins pas dans ma province: chaque âge a ses charmes que je déguste assidûment. Éloge des femmes mûres est le titre du best-seller de Stephen Vizinczey, que vous avez probablement déjà lu. Inutile de dire combien je l'ai apprécié, avoir recopié une substantielle partie de son second chapitre - intitulé De la guerre et de la prostitution - est plus éloquent que toutes mes éloges. Laissez-moi vous en brosser rapidement le contexte: Au cœur de la Hongrie déchirée par de la seconde guerre mondiale, Andras Vajda se retrouve livré à lui-même après de douloureuses pérégrinations, et il est recueilli affamé par une caserne américaine en mai 1945. Adopté par les soldats, il apprend alors assez d'anglais pour devenir médiateur et interprète entre les GIs et les réfugiées hongroises qui en sont à se prostituer pour des pommes de terre ou des boites de corned-beef. Andras n'a pas encore douze ans...

"Le premier enseignement que je tirai de cette audacieuse activité fut que tout le discours moralisateur sur le sexe n'avait absolument aucun fondement dans la réalité. Ce fut aussi une révélation pour toutes ces bonnes petites bourgeoises étonnées, respectables, parfois même assez snob, que j'allais chercher dans le camp hongrois surpeuplé et misérable pour les amener à la caserne. À la fin de la guerre, alors que les Autrichiens eux-mêmes étaient dans un besoin extrême, les centaines de milliers de réfugiés arrivaient à peine à subsister - et leur situation était d'autant plus pitoyable que la plupart d'entre eux étaient habitués au confort d'un mode de vie bourgeois. La fierté et la vertu, qui avaient tant d'importance pour ces femmes dans leur ancien cadre de vie, n'avait plus aucun sens dans le camp des réfugiés. Elles me demandaient - en rougissant mais souvent en présence de leur mari muet et de leurs enfants - si les soldats avaient des maladies vénériennes et ce qu'ils avaient à offrir.

Je me souviens avec émotion d'une dame belle et bien née qui prenait la chose avec une dignité extraordinaire. C'était une femme brune avec de gros seins palpitants et un visage osseux rayonnant d'orgueil - tout juste la quarantaine dirais-je. Son mari était comte, chef d'une des familles les plus anciennes et les plus distinguées de Hongrie. Son nom et son grade dans l'armée, fût elle l'armée défaite de l'amiral Horthy, avaient encore assez de poids pour leur assurer une baraque en bois à l'écart des autres réfugiés. Ils avaient une fille d'environ dix-huit ans qui avaient de longs cheveux et ricanait sottement chaque fois que je pénétrais chez eux pour m'acquitter de ces missions relativement peu fréquentes, La comtesse S. n'acceptait le marché qu'avec un officier, et seulement à condition d'être payée deux ou trois fois le tarif habituel. Le comte détournait toujours la tête quand il me voyait. Il portait encore le bas de son uniforme d'apparat - un pantalon noir avec un large galon doré sur le côté -, mais par-dessus, au lieu de la veste à épaulettes frangée d'or, il mettait un vieux pull-over dépenaillé. [...] Il répondait rarement à mes salutations, et son épouse m'accueillait toujours comme une surprise désagréable - on n'aurait jamais cru que c'était elle-même qui me demandait de la prévenir chaque fois que j'avais des demandes de la part d'officiers bien propres n'ayant pas trop d'exigences.

"Encore lui!" s'écriait-elle d'une voix chagrine et exaspérée. Puis elle se tournait vers son époux avec un geste tragique. "Avons-nous absolument besoin de quelque chose aujourd'hui? Ne puis-je pas, pour une fois, envoyer au diable ce gamin immoral ? Sommes-nous vraiment si totalement démunis ?" En principe, le général ne répondait pas, il se contentait de hausser les épaules d'un air indifférent; mais il lui arrivait tout de même de répliquer sèchement: "C'est vous qui faites la cuisine, vous devriez savoir ce dont nous avons besoin.
- Si vous étiez passé du côté des russes avec vos troupes, je j'en serais pas réduite à cette souillure, à ce péché mortel, pour que nous puissions manger !" S'écria-t-elle un jour dans un soudain accès d'hystérie.

Je ne fais que traduire leur dialogue, mais c'est bien en ces termes désuets de "souillure", de "péché mortel", et de "gamin immoral" (ce qui me plaisait bien) que s'exprimait la comtesse. Outre le vocabulaire, elle avait aussi le maintien d'une dame formidablement vertueuse, et je la plaignais presque, devinant combien elle avait dû se faire violence pour s'abaisser à se "souiller". Pourtant, je ne pouvais pas m'empêcher de trouver qu'elle exagérait quelque peu son malheur, d'autant plus qu'elle rejouait si fidèlement la scène que je croyais entendre une actrice dans une pièce de théâtre. Le mari ne relevait jamais le défi rituel qu'elle lui lançait, mais, curieusement, la fille était toute prête à décharger sa mère et à assurer elle-même une part du sacrifice. "Mère, laissez-moi y aller - vous semblez bien lasse", disait-elle. Mais la comtesse ne voulait rien entendre.
"Plutôt mourir de faim!" déclarait-elle rageusement. "Plutôt te voir morte qu'en train de te vendre!" Et parfois, avec l'humour du désespoir, elle ajoutait: "Rien ne peut plus me corrompre, j'ai passé l'âge; ce que je fais n'a plus d'importance."
Nous attendions tous en silence tandis qu'elle se reprenait, se maquillait, et puis se levait en observant son époux, ou simplement en promenant son regard autour de leur petite pièce. "Priez pour moi en mon absence", disait-elle habituellement quand nous sortions, et je la suivais, presque persuadé qu'elle aurait volontiers accepté de mourir pour échapper au supplice qui l'attendait.

Pourtant, quand nous arrivions à la voiture, elle parvenait à sourire courageusement, et parfois, quand c'était un certain jeune capitaine qui l'attendait, elle riait joyeusement et sans contrainte pendant le trajet jusqu'au camp militaire. Mais quand soudain son visage s'assombrissait et devenait pensif, il me semblait que j'allais prendre feu rien qu'à être assis auprès d'elle. À ces moments là il était visible qu'elle avait une bouche très sensuelle. J'ai souvent observé de ces changements d'humeur chez les femmes que j'accompagnais à la caserne: elles quittaient leur famille en déesse de vertu partant pour le sacrifice, et puis, sans aucun doute, elles prenaient du bon temps avec les Américains, souvent plus jeunes et plus beaux que leur mari. Un bon nombre d'entre elles, je crois bien, n'étaient pas fâchées de  pouvoir se considérer comme de nobles et généreuses épouses et mères prêtes à tous les sacrifices,  alors qu'en fait il leur plaisait assez d'échapper un moment à l'ennui conjugal.[...]

Plusieurs jours s'écoulèrent avant que je ne recommence à cogiter sur le moyen de faire l'amour avec une des dames qui profitaient de mes services.

Mes pensées tournaient autour de la comtesse. Elle avait beau me traiter de "gamin immoral", elle ne pouvait, me semblait-il, que me préférer à ce lieutenant - un type du Sud avec de fausses dents - qu'elle allait voir quelques fois. Je ne pouvais pas espérer rivaliser avec le jeune et beau capitaine, mais je me disais qu'après une nuit avec le lieutenant j'avais peut-être mes chances. Un matin, le voyant partir en voiture, je restai à roder autour de ses quartiers jusqu'au lever de la dame. Quand j'entendis qu'elle faisait couler la douche, j'entrais tout doucement. Elle ne m'entendit pas. Entrouvrant discrètement la porte de la salle de bains, je la vis sous le jet, nue - À vous couper le souffle ! À la caserne, j'avais vu de nombreuses photos de pin up sur les murs, mais c'était la première fois que je voyais une femme nue en chair et en os. Non seulement c'était différent, c'était miraculeux."

A la FNAC...Seriez-vous frustré, ami lecteur ? Vous aimeriez donc connaître la suite de l'aventure du petit Andras auprès de la comtesse S., dont il est si plaisant d'imaginer le nom d'origine hongroise... Alors faîtes un geste pour la littérature ! Quitte à acheter un roman érotique dans une gare, ce best-seller disponible dans tous les relais H vaut mieux qu'un JFC, non ?