12 mars 2008
Suggestions et stéganographie érotiques
Le docteur Cénas jouissait d’une notoriété départementale. On peut même affirmer qu’il était une véritable célébrité communale, et à ce titre le convive le plus en vue aux dîners mondains du sous-préfet. C’était en ces mémorables occasions que le pétulant docteur Cénas donnait toute la mesure de sa Science, dont les traitements de chocs si imaginatifs étaient illustrés d’anecdotes croustillantes qui n’épargnaient que les convives présents. Tenu au secret médical, il ne révélait pas les noms de ses patients, mais il n’était pas nécessaire de s’appeler Sherlock Holmes pour deviner quelle comtesse avait été guérie de sa constipation légendaire grâce à des lavements au bicarbonate de soude. Il y avait toutefois un cas qu’il ne mentionnait jamais, bien qu’il le préoccupât constamment, celui de Madame Auber, épouse de Monsieur Auber, pharmacien à Saint-Victor-sur-Loire.
Lorsque Monsieur Auber fit appel au docteur Cénas, c’est parce que ce médecin était assez proche pour que sa brillante réputation lui parvînt, et assez éloigné pour qu’on ne jasât pas plus qu’on ne le faisait déjà. L’affaire était délicate, et Monsieur Auber ne savait plus par quel bout la prendre : menaces, injonctions, douches glacées, bromure et narcotiques réunis, le pharmacien avait tout essayé pour tenter de guérir son épouse, rien n’y faisait, elle demeurait insatiable. S’il ne l’avait pas aimée, l’affaire aurait été vite réglée et le divorce prononcé aux torts de la nymphomane. Mais voilà, non seulement il n’avait jamais eu la preuve qu’elle l’eût trompé, et quand bien même eût il su une telle infidélité, il l’aurait bien pardonnée tant que tous ne la sussent pas. Car Monsieur Auber avait fait un mariage d’amour maquillé en mariage de raison.
Issu de la petite bourgeoisie Stéphanoise, Monsieur Auber venait d’ouvrir une modeste officine lorsqu’on lui avait présenté Mademoiselle Clémence de St Hilaire, un parti plus beau qu’il ne pouvait en espérer. Non seulement cette fille unique était issue d’une vieille et riche famille de propriétaires terriens, mais elle avait reçu la meilleure éducation dans un strict pensionnat catholique et surtout, elle était d’une grande beauté. Lui n’était pas laid, mais il était si gourmand que l’embonpoint avait fini par déformer ses traits.
La première fois qu’il vît Mademoiselle de St Hilaire, il fut bien sur frappé par sa carnation pâle, ses traits de porcelaine, ses cheveux de jais ramassés en un chignon délicat qui mettait en valeur la finesse de sa nuque, et toute la noblesse de son allure. Mais il fut littéralement envoûté par ses grands yeux tristes, d’un noir profond, qui brillaient néanmoins d’un éclat fascinant. Quelques semaines plus tard, les noces étaient expédiées. Il en gardait un souvenir ému, non pas pour les sobres festivités mais pour la nuit nuptiale.
Contre toute attente, ses rares expériences préalables et tarifées lui apparurent incomparablement plus fades que les transports trépidants de sa nuit de noce, au cours de laquelle son épouse montra un goût prononcé pour les mots autant que pour la chose. L’éventail de son champ lexical était aussi large que celui des pratiques auxquelles elle se livra, ainsi que les voies pour mener à bien ses aspirations sensuelles désormais légitimes. Le moraliste arguerait sans doute qu’elles étaient bien au-delà du devoir conjugal, fût-il accompli avec tout le zèle qu’autorisent les saints sacrements du mariage, mais le jeune pharmacien n’était pas fâché que son épouse ne lui refusât rien qu’il pût imaginer. Enivré de désirs, il but le nectar de leur union au calice de son égérie, jusqu’à la lie. Six mois plus tard naquit un robuste petit garçon.
En pénétrant dans la pénombre de la chambre à coucher des Auber, dont les volets étaient clos et la porte fermée à clef, le docteur Cénas s’attendait à trouver une jeune mère neurasthénique. Madame Auber gisait dans son lit, à peine recouverte d’une chemise de nuit défaite qui s’ouvrait sur sa gorge haletante. Le drap repoussé dévoilait ses jambes jusqu’aux cuisses frémissantes, dont la peau glabre semblait luire d’une mauvaise fièvre.
Lorsqu’il s’assit au chevet de la malheureuse, celle-ci tourna vers lui un visage si pâle, aux yeux charbonneux si luisants, un visage si touchant en vérité que le docteur en fut tout ému. D’une main fébrile mais étonnement forte, elle saisit le poignet du docteur en le suppliant de la soulager du feu qui la consumait de l’intérieur, qui n’avait de cesse de la tourmenter, elle et son brave époux épuisé, et tout en disant cela, elle attirait vers elle le bon docteur pour qu’il l’examinât en profondeur. Il interrogea du regard le pharmacien abattu au pied du lit, fit mettre un peu de lumière et il palpa tant et si bien sa patiente gémissante qu’elle se répandit en chaleureuses effusions.
Malheureusement, son soulagement fut de courte durée, et le docteur s’était à peine rhabillé que la pauvre femme était prise de nouveaux tremblements sous le regard accablé de son mari. Le docteur Cénas tenta alors de masquer son impuissance à combler de telles attentes avec un lieu commun énoncé sur un ton docte : « Il faut combattre le mal par le mal ». « Oui, le mâle ! » renchérit Madame Auber avec un tel accent de sincérité que le docteur Cénas ne trouva pas l’idée si mauvaise. Il s’en félicita même, tandis qu’un nom lui venait à l’esprit : Paul Duboeuf, dit Paulo le Boucher.
« Il va falloir être courageux » dit le docteur Cénas plein de compassion envers le pharmacien amaigri par les soucis et les efforts déjà fournis.
Les doigts des bouchers ont parfois une certaine ressemblance avec les saucisses qu’ils manipulent. Cylindriques, les phalanges à peine marquées, les ongles engoncés dans une chair exubérante, chacun des doigts de Paul Duboeuf ressemblait déjà à une saucisse de Francfort. Mais Paulo le Boucher poussait le zèle jusqu’à incarner tout son fond de commerce : des cuisses épaisses comme des jambons de Bayonne, un poitrail de bœuf, une encolure de taureau, et une tête de veau où roulaient ses gros yeux humides au regard bovin. S'il eût pu inscrire sa colossale carcasse au concours agricole, il aurait remporté le premier prix dans toutes les catégories.
Le docteur Cénas avait rencontré ce phénomène au début de sa carrière, quand il faisait ses premières armes en tant que médecin militaire. Le colosse avait été mis au trou pour avoir littéralement démonté toutes les filles à soldat qui avaient eu le malheur de croiser sa route. L’expertise médicale du docteur Cénas avait été déterminante pour sortir Paulo de ce mauvais pas : non seulement le pauvre garçon soufrait de priapisme, mais la nature facétieuse l’avait pourvu d’un organe calibré comme un saucisson à l’ail, dont le fougueux jeune homme ne savait tempérer les ardeurs.
Afin de s’amender lorsqu’il eut repris la boucherie de son père à Besançon, Paulo s’était lancé dans la fabrication des préservatifs en boyau d’ovins au profit de la maison close locale. Il avait fini par en épouser la tenancière, une veuve qui en avait vu d’autres, et qui avait aussi vu l’intérêt qu’elle pouvait tirer de cette union : elle organisait de célèbres bacchanales estivales dans le jardin de son établissement, dont Paulo pouvait assurer l’approvisionnement.
Fidèle en amitié, Paul Duboeuf se sentait encore redevable envers le docteur Cénas. Ce n’est pourtant pas la seule raison qui poussa les Duboeuf à accepter sa curieuse proposition.
Quelques jours plus tard, les Auber étaient plongés en pleine cure de chair : pendant que Madame était livrée aux mains du boucher, Monsieur était aux bons soins de la tenancière. Bienheureuse de ne pas avoir à endurer quotidiennement son char d’assaut de mari, Madame Duboeuf avait tout le loisir de s’adonner sans retenue à son péché mignon : la cuisine. Attablé du matin au soir en attendant les rares apparitions de son épouse, le pharmacien devait affronter les extravagances culinaires de son hôtesse.
Rien que le petit déjeuner aurait rassasié un ogre: de la chiffonnade de jambon, des dentelles de gruyère, du lait frais à peine jaillit de la mamelle, l’orange aussitôt pressée, du rocamadour moulé à pleines mains ainsi que les miches de pain encore chaudes. Cela ne marquait que le début des hostilités, car pendant qu’il croquait tout cela avec un certain plaisir, surtout pour le croissant, elle lui préparait des œufs qu’elle saisissait à feux vif, ou plus délicatement : ses fameux œufs mollets aux lardons, avec lesquels il pouvait faire une mouillette à la confiture en attendant que la saucisse soit cuite à point. Car à peine avait-il terminé qu’elle préparait déjà la table pour midi. Lorsqu’elle était bien dressée, elle retournait en cuisine tandis qu’il se suçait encore le bout des doigts, salivant malgré lui pendant qu’elle chantonnait à la simple évocation du plaisir qu’elle allait prendre à tout lui faire engouffrer !
Dès qu’il était midi, le déjeuner était prêt, et il était temps de passer aux choses sérieuses : après les petites bouchées financières et autres mignardises, crevettes au beurre, turbot sauce mousseline… peu à peu, Auber sentait qu’il s’enfonçait lentement, entre les cuisses de cailles à l’orange et les huîtres ouvertes, comme dans une douce béatitude, en remplissant la béance de son gosier extatique. Cela n’était pourtant que le coup d’envoi de va-et-vient effrénés entre la salle à manger et la cuisine, véritable marathon gastronomique qui se poursuivait tout au long de l’après-midi. Il ne cessait que pour dilater son estomac à l’occasion d’un petit trou normand, dans le seul but de mieux le lui remplir par la suite.
Le soir venu, les filles sortaient de leur tanière avec l’arrivée des clients réguliers, ou d’autres hommes. Madame Duboeuf, même si elle était abondamment sollicitée, ne délaissait pas sa cuisine pour autant: pintade sautée au fenouil sur canapé, truite saumonée arrosée de chablis, consommé de crème d’asperge entre autres plats jaillissaient de ses fourneaux, sans qu’elle ne ressente rien d’autre qu’une folle allégresse à faire la cuisine comme son époux à faire l’amour. Auber, en revanche, était au bord du renvoi tant il l’avait avalée, cette cuisine pantagruélique, de la poularde fourrée jusqu’à la crème de marron à la moelle. Parfois, une des filles venait lui tenir compagnie tandis qu’il s’attaquait aux desserts, Saraudin de fraises glacées ou pièce montée mousseline bourguignonne, et qui l’achevait d’une langue de chat.
Après trois semaines de ce régime, les Auber prirent congé, définitivement guéris de leur penchant : ils avaient atteint l’indigestion escomptée.
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Cette nouvelle est ma réponse au défi lancé par le Cartophile : écrire une nouvelle inspirée par la carte postale qui illustre cette note. Je m’en suis imposé un autre : écrire un texte dont l’érotisme n’est que suggéré, voire même caché.
Je vous invite à lire les autres histoires à partir de là…
12:05 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (32) | Tags : érotisme, gourmandise, banquet, cartophile, stéganographie, Littérature
16 novembre 2007
Infidélité
Tante Babette prit une profonde inspiration, et elle m’entraîna dans la foule, loin de l’étal de bonbons multicolores. Ballotté entre les gabardines mouillées, je parvenais à peine à voir le sommet du sucre d’orge vers lequel je gardais les yeux rivés comme sur un phare à bonheur, lorsqu’elle jeta l’ancre sur un rivage de tristes coquillages.
- Cela fait combien d’années, Elisabeth ? 15 ans ? Plus ?
- 17 ans Jacques.
Je décidai de le détester aussitôt. C’était à cause de lui que j’étais maintenu dans ce brouhaha, à au moins dix longues Barbapapa du paradis des pommes d’Api !
- Dire qu’il m’a fallu tout ce temps pour oser revenir… il fallait que je parte Elisabeth…
- Je crois qu’il ne s’est pas passé un jour sans que je ne pense à toi, Jacques. Si tu savais comme tu… tes douceurs m’ont manquée. Je n’ai jamais été voir ailleurs.
- Oui… enfin… ton mari a toujours une sacrée réputation dans ce domaine…
- Tu sais, avec lui, je n’ai jamais fait que mon devoir.
Une dame vint coller son gros ventre contre mon nez. Non seulement elle sentait la chouquette pas fraîche, mais je ne voyais plus mon sucre d’orge !
- Tu n’as pas changé Elisabeth ! Toujours la même bouche gourmande.
- Arrêtes, tu vas me faire rougir.
- Viens ! Viens par ici, je vais te montrer quelque chose, tu sais bien… ta préférée !
- Oh non, Jacques, ce n’est pas raisonnable !
- Tu crois que ça pèse lourd, une petite folie devant 17 ans d’abstinence ?
- Toi non plus tu n’as pas changé. Tu sais toujours parler aux femmes.
« Ô tante Babette, mais où va-t-on encore ? Tu m’avais promis le sucre d’orge ! » Ai-je pensé très fort.
- Tu sais que je l’ai préparée exprès pour toi ?
- Hummm… elle a l’air bien grosse. J’en ai l’eau à la …
- Prends là Elisabeth, c’est cadeau, pour mon retour. Vas-y, goûte !
Tante Babette se baissa et, d’une main tremblante, elle ouvrit le gros paquet du monsieur. Elle engloutit son biscuit à peine sorti de sa boite ! En plein marché ! Sans attendre l’heure du thé !
« Je le dirai à oncle René, que tu es infidèle à ses spéculos industriels ! »
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Bonsoir Vagant
Après concertation avec l'équipe, j'ai décidé de ne pas publier ton texte
C'est un texte scabreux dans l'utilisation systématique du double sens
Je conçois que cela t'amuse, mais PP n'est pas le lieu pour accueillir des textes de ce type
Si tu publies ce texte sur ton blog, je te demande de ne pas utiliser ma photo. Merci
Coumarine
Si j’ai décidé de publier ce message de Coumarine, ce n’est pas pour la fustiger – elle est bien libre de faire ce qu'elle veut sur son blog - mais pour introduire le débat sur la ghettoïsation de l’érotisme, même lorsque celui-ci est assez discret alors que la télévision nous submerge de sexe à longueur de campagnes publicitaires. Plus généralement, j’ai l’impression que le monde des blogs est profondément segmenté, comme s’il était impossible au sein d’un même espace d’écrire sur des sujets variés - dont l’érotisme - ce qui nous pousserait presque à la schizophrénie virtuelle, à la multiplication des blogs et des identités selon des sujets spécialisés dont on ne pourrait pas sortir. Qu’en pensez-vous ?
07:45 Publié dans Fictions | Lien permanent | Commentaires (36) | Tags : coumarine, gourmandise, Littérature