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13 février 2014

Invitation

Mon très cher G***,


    Je suis surpris de ne plus avoir de vos nouvelles. A peine avions-nous repris notre collaboration littéraire, après une interruption de sept années pour prendre le recul nécessaire sur nos aventures, que vous disparaissez à nouveau comme une fuyante Baudelairienne. Allez, je ne vous hais point malgré toutes les turpitudes auxquelles vous m’avez soumis, puisque je dois avoir un cœur bien grand et une âme bien douce, comme vous me l’écriviez alors, à moins que ce ne soit l’inverse. Au contraire, je ne veux pour vous que le meilleur, aussi je me permets de vous convier à une soirée privée. Il ne s’agit pas d’une de ces vulgaires partouzes cocaïnées à la Beigbeder, peuplées de pubarivistes et de mannequins russes, mais d’une performance artistique sur le thème de Casanova. J’y étais hier soir.

    Il y a peu d’événements dont on peut dire avec émotion « j’y étais » et plus rares encore sont ceux dont on peut aussi dire « j’y serai ». C’est pourtant le cas de cette soirée mémorable qui était en effet une répétition. Mathilde et moi y avions été invités pour 20h30 précise, tout de noir vêtus, avec pour sésame le port d’un masque vénitien. Le maître de cérémonie nous ouvrit la porte de ce spacieux atelier d’artiste niché sous les toits de Paris, dont les œuvres aussi remarquables que l’artiste qui les a produits vous auraient probablement ravi. Nous qui craignions d’être les premiers, nous étions les derniers, et les convives rassemblés à l’atelier nous jetèrent des regards de loups ; nous ne tardâmes pas à porter les nôtres. J’eus à peine le temps d’admirer Mathilde, dont le masque en dentelle de métal ajoutait du mystère à l’attrait de sa silhouette de Naïade, que les trois coups furent bientôt portés, deux anges tombèrent du ciel, et un verre de champagne en main, nous partîmes en voyage. C’est un voyage immobile sur les cinq continents des sens, tour à tour abordés entre rires et baisers, pour retrouver l’esprit de Casanova en donnant libre cours à sa lettre, pour y défier les lois de l’Amour et pour mieux s’y soumettre. Que dire de plus sans en dévoiler les surprises, sinon que ce voyage sensuel, ce dîner marin, ce festin de gourmets, cette gourmande alchimie est une véritable quête libertine.
 
    L’esprit de Casanova est-il là ? Telle était la question rhétorique posée lors de cette performance, et à laquelle je crois pouvoir aujourd’hui répondre, mais jugez-en plutôt : La représentation terminée, la soirée se poursuivait entre chicanes et baisers. Très à son aise en une si bonne compagnie, plus bohème que bourgeoise et jamais compassée, Mathilde papillonnait de conversations endiablées en caresses effleurées, butinait les hommages et autant de baisers, et des hommes, et des femmes par son charme enivrés, pour mon plus grand plaisir de voir ainsi ma fleur épanouie. Ainsi Mathilde et moi nous trouvâmes à moitié nus, avec la délicieuse D***, son facétieux amant J*** et le jeune B***. La perspective d’ébats plus poussés s’effaça toutefois face au débat que souleva la jeune D*** qui ne voulait plus s’abandonner aux plaisirs de la chair sans Amour. Elle souffrait pourtant de l’abstinence qu’elle s’imposait d’autant plus que Cupidon ne semblait guère agréer son sacrifice, comme le souligna ma chère Mathilde en avocat du diable. Je sais Mathilde pouvoir tenir des propos plus propices à la chasteté, mais j’avais à ce moment-là mon doigt sur son clitoris, et je me sentais prêt à exhiber devant toute l’assemblée combien j’étais fier d’être son amant en la possédant sous leurs yeux.

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    Cette situation indécise était-elle indigne de l’esprit de Casanova ? Permettez-moi de citer ses mémoires :


Je tombe sur la matière de l’amour, et elle en raisonne en maîtresse.
— Si l’amour, me dit-elle, n’est pas suivi de la possession de ce qu’on aime, il ne peut être qu’un tourment, et si la possession est défendue, il faut donc se garder d’aimer.
— J’en conviens, d’autant plus que la jouissance même d’un bel objet n’est pas un vrai plaisir, si l’amour ne l’a pas précédée.
— Et s’il l’a précédée, il l’accompagne, ce n’est pas douteux ; mais on peut douter qu’il la suive.
— C’est vrai, car souvent elle le fait mourir.
— Et s’il ne reste pas mort dans l’un et dans l’autre des deux objets qui s’entraimaient, c’est pour lors un meurtre, car celui des deux dans lequel l’amour survit à la jouissance reste malheureux.
— Cela est certain, madame, et d’après ce raisonnement filé par la plus démonstrative dialectique, je dois inférer que vous condamnez les sens à une diète perpétuelle. C’est cruel.
— Dieu me garde de ce platonisme. Je condamne l’amour sans jouissance également que la jouissance sans amour. Je vous laisse maître de la conséquence.
— Aimer et jouir, jouir et aimer, tour à tour.
— Vous y êtes.
À cette conclusion elle ne put s’empêcher de rire, et le duc lui baisa la main.


    Et nos arguments n’eurent guère plus d’effet que le même rire de D***, ce qui interrompit nos ébats mais ce dont nous ne fûmes en vérité pas fâchés, tant la tension érotique atteinte était une jouissance en elle-même. L’esprit de Casanova, c’est-à-dire l’essence du libertinage, était à mon humble avis bel et bien là.

    « M*** apprécierait-elle une telle soirée ? Pourrais-je l’inviter ?» me demanda C***, le remarquable organisateur de cette cérémonie sybarite menée de main de maitre, lui qui a connu M*** dans les circonstances que nous savons. Je l’ai aussitôt encouragé à le faire par mon entremise, et à vous convier tous les deux tant je vous imagine bien dans ce cadre de « libertinage oblique », entre la chaste verticalité et la prévisible horizontalité, là où tout est possible mais rien n’est certain. Mathilde et moi assisterions-nous alors à la même répétition que vous ? Laissons aussi cela au principe d’incertitude, bien que ce cadre exceptionnel serait assurément digne de notre première rencontre.


    Bien amicalement,


    Vagant