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03 septembre 2007
Double vie
Rémi s’attarda dans la chambre des enfants. Après avoir sacrifié au rituel des devoirs en inspecteur des travaux finis, il s’allongea à même le sol et s’offrit au feu roulant de leurs questions. Dans une société qui ressemblait désormais à un vaste centre commercial, Rémi entendait se battre tant qu’il était encore temps pour leur éviter de finir en citoyens-consommateurs tout en les aidant à compléter un puzzle entamé un dimanche de pluie.
« Qui sont ces gens ? Demanda Virginie en désignant le couvercle de la boîte. On les connaît, au moins, j’espère… »
À quoi avait pensé leur parrain en leur offrant de reconstituer Californie 1955 ? Certainement pas à mal. Pourtant, dans le registre des amours illicites, rien n’était plus suggestif que cette photographie en noir et blanc, dont l’admirable organisation plastique rehaussait la qualité poétique. Un surréaliste n’en aurait pas renié l’esprit, ni la lettre.
De prime abord, sa composition pouvait déstabiliser les logiques les mieux établies tant elle s’apparentait à un montage. Après analyse, au premier plan on devinait la partie avant d’une automobile vue de dos. Au second, la mer dans la douce lumière d’un coucher de soleil. Et entre les deux un rétroviseur dans le reflet duquel une femme laissait éclater sa joie de vivre, le visage reposant sur le bras d’un homme. Une diagonale invisible traversait l’image et la séparait en deux mondes. Dans sa partie supérieure, les nuages, l’eau, la terre. Dans sa partie inférieure, les humains, le fer, le verre. Un discret chef-d’œuvre jusque dans ses ambiguïtés et la richesse des interprétations qu’elles suscitaient. D’où pouvait bien sourdre la vraie force, d’elle ou de lui ? Que cachait ce sourire carnassier : une volonté de pouvoir ? Et cette attitude conquérante : le refus de laisser son destin lui échapper ? Le plaisir l’emportait-il sur le bonheur ? Qu’importe après tout. Cette étreinte mouillée de sel marin conservait son mystère, lequel se réfugiait dans le cou à demi couvert de la femme. Erwitt tenait là son Angelus.
« Des gens qui s’aiment, tout simplement », dit Rémi. Tant qu’à faire, dès qu’il en avait l’occasion et dans la mesure où c’était sans conséquences, il était le genre de père qui préférait donner à ses enfants des mensonges qui élèvent le genre humain plutôt que des vérités qui l’abaissent. La fabrication de l’icône aurait pu en être une. Les personnages auraient pu être des modèles, payés pour poser. Faire semblant. Simuler le sentiment amoureux. Contre de l’argent. Il préféra évoquer l’humour du photographe, et le génie déployé avec naturel pour faire rire et pleurer, son but suprême.
[…]
Avaient-ils une idée de ce qu’était la vraie vie de leur père ? Au fond, ce qu’ils pouvaient savoir importait moins que ce qu’ils devaient sentir. Le jour où il le comprit, le fardeau s’allégea aussitôt. Son chaos intérieur leur resterait insoupçonnable, du moins pendant un certain temps. Comment aurait-il pu leur expliquer, alors qu’il n’aurait su se l’expliquer à lui-même, qu’en cet instant précis il songeait que, dans la langue de Médée, un même mot désigne suicide et infanticide.
Quand vint l’heure de l’extinction des feux, il remonta les draps jusqu’à leur menton et leur caressa le front. Avant d’y déposer un baiser, il fut pris d’hésitation et songea à ce que ses lèvres avaient embrassé, à ce que ses doigts avaient caressé quelques heures auparavant. Bien qu’il les eût énergiquement savonnés avant de passer à table, il ne put se défaire d’un malaise, la sensation que cet acte des plus tendres prenait un tour pornographique. Et que les grandes lèvres vulvaires de Victoria [sa maîtresse, ndrl], dont il conservait encore le goût salé, s’apposaient par sa douteuse intercession sur la peau la plus pure qui fût, celle de ses propres enfants. Alors, pour la première fois de la soirée il se sentit souillé.
07:50 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : Pierre Assouline, Double vie, Californie 1955, Erwitt, Littérature, livre, Adultère
Commentaires
Le lundi 03/09/2007 à 10:33 par Sapheere :
Superbe. Encore plus touchant quand on s'identifie bien sûr.
Tu vois je croyais que c'était toi qui l'avait écrit, c'est tout à fait ton style.
Merci pour cet extrait, ça donne envie de lire le reste.
Le lundi 03/09/2007 à 10:45 par Vintage :
Rémi et Victoria...
Je me disais aussi. Rémi ??? chez Vagant ???
Plus réaliste de trouver un Rémi chez Assouline !
;-)
V., Californication, version rouge, chaude et épicée !
Le lundi 03/09/2007 à 16:10 par Vagant pour Sapheere :
Etre comparé à un tel auteur, ce n’est plus de l’éloge, c’est de la flagornerie ;) Tu peux lire le reste en tous cas. Je n’ai pas encore terminé mais c’est un bon livre.
Le lundi 03/09/2007 à 16:14 par Vagant pour Vintage :
Pourquoi pas Rémi chez Vagant ?
Quant à Californication, c’est déjà pris… http://www.impudique.net/spip.php?rubrique=50 ;)
Le lundi 03/09/2007 à 21:07 par X-Add :
Il me semble que ce texte te touche ...
L'ordeur vicié des amants remonte lentement, meme si le parfum en est delicieux. Mais finalement si rien de sordide est présent dans ce contexte, il en a le poid de l acte delictueux puisque non dit !
Quel poid ! Quelle masse.
Le lundi 03/09/2007 à 23:19 par françoise :
A l'inverse, que ressentirait un homme, suçant le sein de sa maîtresse et y voyant poindre une goutte de lait, car la belle, jeune mère, n'aurait pas voulu renoncer à ses voluptés, ni celles de son amant, ni celles de l'allaitement. Qu'il est délicat- mais délicieux- d'assumer toutes ses facettes...
Le mercredi 05/09/2007 à 16:58 par Vagant pour X-Add :
Est-ce que cela me touche ? Oui, je m’identifie sans doute au héro, dont je partage la sensation de grand écart en passant d’un univers à l’autre. Est-ce pour autant le poids de la culpabilité, je ne saurais le dire.
Le mercredi 05/09/2007 à 23:20 par Comme une image :
Comme Sapheere, j'ai lu ici le récit 1/ sans imaginer qu'il n'était pas de Vagant 2/ en m'identifiant au personnage. (Bon, il se trouve que Victoria n'est pas le prénom de ma maîtresse mais de ma fille, donc ça fait une certaine collision !!)
En ce qui me concerne, je ne culpabilise pas du tout de ma double vie, en revanche je me pose des questions sur ce que l'on donne à savoir ou à sentir... ce que l'on transmet, en somme.
Ce n'est pas simple, pour moi, père de deux filles, dont la mère est (selon moi) un peu inhibée sexuellement, d'essayer de leur dessiner un avenir que j'estime plus épanouissant. Comment ???
Le mardi 11/09/2007 à 09:49 par Vagant pour Francoise :
En ce qui me concerne, je ressentirais sans doute une certaine excitation. À cause de l’acte en lui-même d’une part, et d’autre part pour son parfum transgressif. C’est d’autant plus paradoxal que je n’accepterais pas d’être l’amant d’une femme enceinte : Découvrir le lait maternel au sein de ma maîtresse n’impliquerait que nous, alors que j’aurais l’insupportable impression de profaner un temple en pénétrant une femme enceinte au point de m’ôter toute excitation sexuelle.
Le mardi 11/09/2007 à 10:04 par Vagant pour CUI :
J’estime que la sexualité du couple ne regarde que lui, autant que la sexualité de chacun de ses membres est intimement individuelle. Sous une telle loi du secret, j’escompte transmettre une image aussi discrète que possible de la sexualité qui ne devrait pas faire partie des préoccupations enfantines. En disant cela, j’ai parfaitement conscience d’esquiver le débat frontal : les enfants en savent bien plus qu’on feint de le croire. Ils devinent, s’imaginent, extrapolent le comportement intime des parents à la lumière du petit écran et des confidences de récré. Ils se font un tableau pointilliste de la vie sexuelle, qui me semble bien préférable à la photo précise - mais si subjective - que pourrait leur imposer leurs parents soucieux de transmettre « la » bonne image. Je crois au contraire que cette lente découverte leur appartient.
Le mardi 11/09/2007 à 10:14 par Ysé pour Vagant répondant à Cui :
Les parents peuvent parler sexualité à leur enfant (quand il est en âge de comprendre bien sûr) sans tenter pour autant de leur en donner "LA" bonne image. Mais, je pense que si ce sont les expériences qui forgent l'individu, le rôle des parents est assez important. Personnellement, j'ai bien plus appris d'eux, qu'aux cours d'éducation sexuelle dispensés au collège.
Le mardi 11/09/2007 à 10:16 par Ysé :
En revanche, je suis d'accord sur le fait que la sexualité du couple ne regarde que lui!