09 février 2014
Mise au point - 1
Je m’interroge parfois sur la nature de ma liaison avec Mathilde (dont le prénom d’emprunt pourrait changer au gré de ses désirs), et cette interrogation en a dernièrement rejoint une autre relative au sous-titre de ce blog qui, à première vue, pourrait paraitre inadéquat, alors qu’il n’a probablement jamais été aussi approprié.
Faisons le point. En une quinzaine d’années d’infidélité assumée, j’ai connu bien des femmes. J’en ai évoquées quelques-unes sur ce blog: Ninon, Carole, Marianne, Nathalie, Fabienne, Céline, Coralie, Jeanne, Sarah, Catherine, Claire, Justine, Léone, Sylvie, Roxane… liste non exhaustive par ordre vaguement chronologique où l’anecdotique côtoie les relations marquantes. Menais-je alors une double vie ? Oui, dans une certaine mesure, mais pas une double vie accomplie. Plutôt une succession de double vies avortées. Les liaisons que j’ai citées étaient d’abord sensuelles puis amicales et/ou amoureuses. Le sexe était donc au premier plan, comme c’est souvent le cas au début d’une liaison intime. Le désir mène la danse et la danse s’arrête avec la musique, lorsque chacun reprend son rythme. Moi, je vivais dans le rythme effréné des découvertes sensuelles, tout à l’ivresse de la séduction, car je jouissais déjà à la maison du « bonheur conjugal ». Toutes mes partenaires n’avaient toutefois pas les mêmes attentes que moi : toutes n’avaient pas un conjoint, et celles qui en avaient déjà un ne souhaitaient pas forcément le garder. Il faut beaucoup d’amour pour que la musique continue malgré des aspirations désaccordées.
J’avais cité quelques paragraphes de « Double vie », de Pierre Assouline. L’auteur y fait une description dramatique de la liaison adultérine de deux amants qui prennent mille précautions pour ne pas se faire prendre :
Rémi arriva comme convenu à treize heure vingt. Quel que fût le restaurant, ils avaient pris l’habitude de décaler d’une vingtaine de minutes leur rendez-vous sur l’horaire habituel des repas afin que la plupart des clients soient déjà installés. Ainsi, entrant dans l’établissement l’un après l’autre, chacun avait le loisir de balayer la salle d’un regard panoramique pour y repérer un éventuel danger et, le cas échéant, s’en retourner aussitôt. Séparément. Car rien ne les glaçait comme la perspective d’être vus ensemble. Non qu’ils n’aient pas assez d’imagination pour échafauder un scénario cohérent. Mais quelle que fût sa pertinence, leur rencontre hors des cadres habituels de la mondanité instillerait le soupçon de part et d’autre. Le poison du doute rongerait leurs couples. Dans le meilleur des cas, cela passerait une fois, pas deux. Il ne fallait pas gâcher cette carte. Pour futile qu’elle pût paraitre, une telle préoccupation n’était pas moins vitale à leurs yeux. Elle avait suscité de nouveaux réflexes, appelés à devenir naturels par la force des choses. Ainsi, outre ce regard circulaire qui se voulait légèrement scrutateur, ils avaient l’habitude, en pénétrant dans un restaurant, de passer en revue, avec une discrétion éprouvée, les noms inscrits sur la page des réservations du grand agenda. Juste pour voir s’ils se trouvaient en terrain de connaissance. Ce que c’est de s’aimer quand on est mariés, mais pas ensemble.
Je n’ai jamais vécu l’adultère avec de telles angoisses. Ce n’est pas une vie, tout au plus une fraction, la portion congrue. Même auprès de mes anciennes amantes, j’ai bien plus profité de la vie que Rémi et Victoria n’en jouisse dans ce roman. Que dire alors de ce que je vis avec Mathilde ? En sept ans de vie parallèle commune, nous avons connu main dans la main Londres, Copenhague, Amsterdam, Rome, Istanbul, Venise, Bruxelles… liste non exhaustive par ordre vaguement chronologique où nous nous sommes tendrement aimés. Est-ce là une double vie ? Oui, certainement, plus encore qu’auparavant, une double vie accomplie avec des souvenirs qui pourraient appartenir aux petits bonheurs de la conjugalité, comme la découverte de la posada del dragon qui a enchanté nos palais à Madrid.
Toutefois, n’allez pas croire que la salade de tomate, aussi délicieuse fût-elle, soit l’épicentre de notre vie sensuelle. Disons qu’elle en fait aussi partie, tout comme les huitres à la Casanova et d’autres délices amoureux à huis clos… Entre nous, l’idylle renait toujours des cendres de nos sens embrasés.
23:50 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : mathilde, pierre assouline, double vie, littérature, livre, adultère, posada del dragon
03 septembre 2007
Double vie
Rémi s’attarda dans la chambre des enfants. Après avoir sacrifié au rituel des devoirs en inspecteur des travaux finis, il s’allongea à même le sol et s’offrit au feu roulant de leurs questions. Dans une société qui ressemblait désormais à un vaste centre commercial, Rémi entendait se battre tant qu’il était encore temps pour leur éviter de finir en citoyens-consommateurs tout en les aidant à compléter un puzzle entamé un dimanche de pluie.
« Qui sont ces gens ? Demanda Virginie en désignant le couvercle de la boîte. On les connaît, au moins, j’espère… »
À quoi avait pensé leur parrain en leur offrant de reconstituer Californie 1955 ? Certainement pas à mal. Pourtant, dans le registre des amours illicites, rien n’était plus suggestif que cette photographie en noir et blanc, dont l’admirable organisation plastique rehaussait la qualité poétique. Un surréaliste n’en aurait pas renié l’esprit, ni la lettre.
De prime abord, sa composition pouvait déstabiliser les logiques les mieux établies tant elle s’apparentait à un montage. Après analyse, au premier plan on devinait la partie avant d’une automobile vue de dos. Au second, la mer dans la douce lumière d’un coucher de soleil. Et entre les deux un rétroviseur dans le reflet duquel une femme laissait éclater sa joie de vivre, le visage reposant sur le bras d’un homme. Une diagonale invisible traversait l’image et la séparait en deux mondes. Dans sa partie supérieure, les nuages, l’eau, la terre. Dans sa partie inférieure, les humains, le fer, le verre. Un discret chef-d’œuvre jusque dans ses ambiguïtés et la richesse des interprétations qu’elles suscitaient. D’où pouvait bien sourdre la vraie force, d’elle ou de lui ? Que cachait ce sourire carnassier : une volonté de pouvoir ? Et cette attitude conquérante : le refus de laisser son destin lui échapper ? Le plaisir l’emportait-il sur le bonheur ? Qu’importe après tout. Cette étreinte mouillée de sel marin conservait son mystère, lequel se réfugiait dans le cou à demi couvert de la femme. Erwitt tenait là son Angelus.
« Des gens qui s’aiment, tout simplement », dit Rémi. Tant qu’à faire, dès qu’il en avait l’occasion et dans la mesure où c’était sans conséquences, il était le genre de père qui préférait donner à ses enfants des mensonges qui élèvent le genre humain plutôt que des vérités qui l’abaissent. La fabrication de l’icône aurait pu en être une. Les personnages auraient pu être des modèles, payés pour poser. Faire semblant. Simuler le sentiment amoureux. Contre de l’argent. Il préféra évoquer l’humour du photographe, et le génie déployé avec naturel pour faire rire et pleurer, son but suprême.
[…]
Avaient-ils une idée de ce qu’était la vraie vie de leur père ? Au fond, ce qu’ils pouvaient savoir importait moins que ce qu’ils devaient sentir. Le jour où il le comprit, le fardeau s’allégea aussitôt. Son chaos intérieur leur resterait insoupçonnable, du moins pendant un certain temps. Comment aurait-il pu leur expliquer, alors qu’il n’aurait su se l’expliquer à lui-même, qu’en cet instant précis il songeait que, dans la langue de Médée, un même mot désigne suicide et infanticide.
Quand vint l’heure de l’extinction des feux, il remonta les draps jusqu’à leur menton et leur caressa le front. Avant d’y déposer un baiser, il fut pris d’hésitation et songea à ce que ses lèvres avaient embrassé, à ce que ses doigts avaient caressé quelques heures auparavant. Bien qu’il les eût énergiquement savonnés avant de passer à table, il ne put se défaire d’un malaise, la sensation que cet acte des plus tendres prenait un tour pornographique. Et que les grandes lèvres vulvaires de Victoria [sa maîtresse, ndrl], dont il conservait encore le goût salé, s’apposaient par sa douteuse intercession sur la peau la plus pure qui fût, celle de ses propres enfants. Alors, pour la première fois de la soirée il se sentit souillé.
07:50 Publié dans Réflexions | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : Pierre Assouline, Double vie, Californie 1955, Erwitt, Littérature, livre, Adultère