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10 décembre 2007

Mission libertine - VII (1)

    L’entrée de la boite de strip-tease était aussi discrète que son intitulé digne d’une boutique de lingerie fine. Mais si la lingerie était bien mise en valeur chez « Chochotte », il était plutôt question de l’ôter que de la porter. Se fiant plus à moi qu’à son courage définitivement muet, Sarah avança dans le petit couloir avec une assurance fallacieuse, au bout duquel elle donna au guichet le billet qu’elle avait trouvé dans l’enveloppe remise par Marina au hammam. Un homme entre deux âges lui rendit en échange un ticket, avec en prime l’esquisse d’un sourire amusé. Il était plus habitué aux sémillants retraités qu’aux jeunes femmes seules, mais il n’était pas aussi surpris qu’il l’aurait été si je ne l’avais pas prévenu de la venue d’une jolie spectatrice blonde. « C’est par ici », lui dit-il en désignant un étroit escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans une cave aux exhalaisons de parfums suaves et de lumières chaudes.
    Au fur et à mesure qu’elle descendait précautionneusement les marches métalliques, Sarah ressentit un faisceau de regards braqués sur ses escarpins, qui remontèrent sur le galbe de ses mollets, jusqu’à ses genoux au dessus desquels flottait sa jupe, mais sous laquelle se perdaient des yeux inquisiteurs. En bas, elle comprit la raison de sa sensation prémonitoire : son corps essuyait le feu des regards lubriques d’une demi-douzaine d’hommes seuls qui la déshabillaient d’avance. « Ah ! Une nouvelle ! » semblaient penser ces habitués installés sur leur siège comme de vielles bouteilles oubliées au creux d’une antique cave voûtée. Sarah les balaya du regard sans même songer que j’aurais pu être un d’entre eux. Ces spectateurs avaient l’air presque aussi vieux que la crypte réaménagée en un minuscule théâtre dont la scène au mobilier hétéroclite évoquait davantage l’arrière boutique d’un antiquaire, que la chambre coquette qu’elle était supposée représenter : des peaux de bêtes disputaient le peu de surface aux tapis persans tandis qu’une opulence de coussins chatoyants s’amoncelait des divans luxurieux au lit à baldaquin dont les tentures damassées rivalisaient de dorures avec un miroir baroque qui multipliait des fresques kitsch… Le souffle coupé par ce concentré luxurieux, Sarah prit une longue inspiration tout en se demandant, entre la scène sardanapalesque et les petits vieux concupiscents, où poser les yeux et les fesses. Elle opta pour une ottomane rose qui l’accueillit au premier rang, espérant oublier regards licencieux en leur tournant le dos. Derrière elle, trois rangées de confortables sièges disposés en gradins donnaient aux autres spectateurs une vue plongeante sur la scène, et donc sur elle en attendant les professionnelles.
    Tout en s’efforçant d’adopter l’impassibilité des deux Sphinx en onyx qui semblaient monter la garde aux pieds de l’escalier, Sarah commençait à se demander si ce n’était pas à elle d’assurer le spectacle – ce dont elle se sentait parfaitement incapable – lorsque le son d’un clavecin annonça l’entrée de l’artiste. Soulagée, Sarah put a son tour assister au spectacle qu’elle venait de donner malgré elle dans l’escalier, celui d’un corps qu’on déshabille du regard des pieds à la tête. C’était en l’occurrence un corps revêtu par une parodie d’uniforme scolaire : souliers vernis à talons compensés sur lesquels coulaient des chaussettes blanches façon grunge ; jupe bleu marine sagement plissée mais bien trop courte pour être honnête ; chemisier dont la blancheur virginale soulignait un décolleté infernal, au tréfonds duquel deux hémisphères ocres surlignées de dentelle blanche semblaient se rejoindre sous un bouton prêt à craquer. Enfin, on put découvrir le visage de la jeune effeuilleuse asiatique, dégagé par un chignon sophistiqué, aux pommettes hautes qui bridaient ses yeux noirs et qui évoquait la tête triangulaire d’une mente religieuse. Son sourire poli masquait bien sa vocation de croqueuse de mâle tandis qu’elle marchait vers la scène.
    Le clavecin synthétique laissa l’animation musicale aux premières mesures sirupeuses d’un jazz dont la langueur avait le mérite d’accompagner les gestes mesurés de la strip-teaseuse mais qui, à première vue, ne collait ni avec le décors kitsch, ni avec le type oriental de cette fille à l’allure de Yoko Matsugane. Car ce n’est pas des jardins zen de Kyoto aux camélias évanescents et à la mousse intemporelle, ce n’est pas d’un film d’Ozu que semblait surgir la friponne nipponne, mais d’une trépidante boite de nuit de Shinjuku, des tréfonds d’un manga pornographique, sans avoir perdu pour autant les minauderies ataviques des geishas ancestrales. Quelque soit la nationalité de Yoko, elle était d’essence japonaise : elle incarnait tous les mondes flottants juxtaposés, comme étaient surnommés les maisons de plaisir de Tokyo au 17ème siècle.


fafb777440f833fe5b52780a9d62107f.jpg    Au 7ème siècle, les japonais qui ne possédaient pas l’écriture adoptèrent les idéogrammes chinois : les kanji. Mais ils les dévoyèrent en les utilisant non pas pour le concept que chaque kanji représente intrinsèquement, mais selon leur prononciation. Ainsi apparurent les kana à la calligraphie simplifiée, qui remplacèrent peu à peu les kanji, et qui constituent aujourd’hui deux syllabaires : les hiragana réservés aux mots d’origine japonaise, et les katakana réservés à la transcription phonétique des mots étrangers - principalement anglais. En Japonais, une même phrase peut donc comporter kanji, hiragana et katakana juxtaposés.


    Quand elle dégrafa le bouton en sursis de son chemisier tendu, Yoko tournait le dos au public. Non pas par pudibonderie déplacée en ces lieux - ce qu’un regard raffiné aurait pu trouver excitant à cause de l’apparente transgression d’une pudeur malmenée - mais pour dévoiler sa nuque, ce que les geishas considéraient comme la partie la plus érotique du corps féminin, et que les kimonos mettent aujourd’hui encore si bien en valeur. Dans les yeux d’esthète orientaliste égaré chez Chochotte, c’est alors un fantôme d’Edo qui se serait imprimé comme une estampe érotique représentant un antique lupanar. Il suffit pourtant à Sarah de détourner le regard pour qu’il croise celui de Yoko dans le miroir rococo, et qu’il tombe inéluctablement entre les seins monumentaux de la jeune femme dont le chemisier sous pression s’était ouvert comme un air bag. Tout était là, juxtaposé, à embrasser d’un regard : Une nuque délicate et une paire de seins digne d’un film de Russ Meyer, un uniforme scolaire dévoyé et sa charge transgressive, un mobilier kitch et un jazz au rythme emballant.
    Tout était là, juxtaposé comme un sushi.
    Lorsque Yoko se retourna vers un petit vieux pétrifié sur son siège, ce fut pour fondre sur lui au pas cadencé d’un défilé de mode. Arrivée face au fossile congestionné, Yoko se glissa entre ses jambes flageolantes, elle se pencha vers lui, et elle fit sauter le dernier bouton de son chemisier, dont les pans flottaient maintenant comme des drapeaux blancs. Mais Yoko n’était pas du genre à épargner les clients. Encore maintenus par une microscopique dentelle envers et contre toutes les lois de la physique, ses globes mammaires se trouvaient à quelques centimètre du visage de sa proie. Elle l’assomma d’un crochet du sein droit.

Yoko Matsugane

À suivre…

Commentaires

Le lundi 10/12/2007 à 09:25 par MarieM :

Voilà un récit que l'on ne pourra jamais calligraphier de japoniaiseries :
un chemisier sous pression duquel jaillit une poitrine monumentale .
J'aime votre exotisme d'importation, faire un crochet en ces lieux , cela en valait le coup -:)

Le lundi 10/12/2007 à 10:24 par Ysé :

"Tout était là, juxtaposé comme un sushi."
J'adore les sushis, mais là dans le contexte, je ne retiens pas un éclat de rire ; ça ne te fait rien que je m'en paie une tranche ? ;-)

Le lundi 10/12/2007 à 10:47 par Vagant pour MarieM :

Les japonais ont une passion pour les fortes poitrines dont sont dépourvues la plupart de leur femme (à l’exception notable de Yoko Matsugane), et qui leur sont par conséquent exotiques. L’exotisme est une notion bien relative.

Le lundi 10/12/2007 à 11:01 par Ysé à Vagant :

L'exotisme a donc ses limites, puisque les japonais, comme la plupart des autres hommes et femmes, ne diffèrent en rien de ce travers qui consiste à désirer toujours ce que l'on n'a pas...

Le lundi 10/12/2007 à 11:05 par Vagant pour Ysé :

Cette phrase est juxtaposée au reste de mon développement, autant qu’elle en découle : le sushi, figure emblématique de la cuisine japonaise, en incarne la juxtaposition opposée à la fusion telle qu’on la trouve dans la cuisine française. Pas de sauce, pas de ragoût, pas de mélange fusionnel des ingrédients dans la cuisine nipponne : les aliments sont juxtaposés, à l'instar de la boulette de riz et la tranche de poisson cru qui composent le sushi.
Cette notion est aussi présente dans les estampes citées dans ta note relative au Barbican ( http://unpeudetoutunpeudemoi.hautetfort.com/archive/2007/11/25/tableau-d-une-exposition.html ). N’avais-tu pas été toi-même frappée par le contraste singulier entre l’austérité des visages esquissés, et la profusion des détails picturaux pour représenter les organes génitaux, le tout au sein d’une même estampe érotique comme si deux styles juxtaposés composaient la même œuvre ?

Le lundi 10/12/2007 à 11:14 par Ysé à Vagant :

Certes, mais disons que là cette phrase est drôle. Et tu sais le rire, par définition naît d'un décalage... etc. Or ici, ce décalage m'a fait rire. Et puis, je pourrais arguer qu'il n'y a rien de plus construit qu'un sushi justement (rien n'en dépasse, tout est rigoureusement de la même taille) , ce que ne contredit pas la superposition que tu évoques, au contraire, et que cela a donc peu de rapport avec l'ambiance débridée décrite ici.

Le lundi 10/12/2007 à 11:30 par Vagant pour Ysé :

L’ambiance peut sembler débridée, mais elle est pourtant strictement codifiée : les apparents débordements charnels, les supposées fantaisies sexuelles sont programmées selon un menu strict, même si les "cuisinières" s’autorisent quelques improvisations pour composer le plat du jour selon les ingrédients disponibles, comme tu le verras dans le prochain épisode...

Le lundi 10/12/2007 à 11:57 par Ysé à Vagant :

Quand je parle de l'ambiance, je ne fais pas allusion au strip-tease, mais à l'atmosphère générale (mobilier etc...)... Atmosphère, atmosphère, même sans avoir une gueule d'atmosphère.

Le lundi 10/12/2007 à 12:15 par Laurent Morancé :

" l’impassibilité des deux Sphinx en onyx... "

J'aime bien vos sons, votre musique...

Le mercredi 12/12/2007 à 12:41 par Vagant pour Laurent Morancé :

Merci ! Je suis très sensible à la musicalité des phrases même si je ne suis pas avare en fausses notes. Je viens d’ailleurs de reprendre le dernier paragraphe de cet épisode dont le rythme ne me plaisait pas.

Le mercredi 12/12/2007 à 18:31 par MarieM :

Sa proie : un fossile congestionné ? Est-elle nécrophage, ou juste réticente à fondre sur des proies plus aiguisées ?
je ne suis pas spécialiste des techniques du récit , mais je l''avais , trouvé bon, le rythme, de votre première mouture (vous avez vraiment changé quelque chose, c'est sûr , parce que je tente de trouver où, moi ! -:) ]

Le mercredi 12/12/2007 à 20:51 par natexis :

je passais voir ton blog.....

Le jeudi 13/12/2007 à 11:10 par Vagant pour Marie-M :

Je n’ai changé que de toutes petites choses dans le tout dernier paragraphe : j’ai retiré la référence au podium du défilé de mode qui alourdissait inutilement la phrase, j’ai retiré celle sur le cardiaque qui tombait comme un cheveux sur la soupe…
Vous voulez une proie plus affûtée que mon vieux cacique ? Vos désirs sont des ordres ;)

Le jeudi 13/12/2007 à 11:11 par Vagant pour Natexis :

Déjà terminé ma mission libertine ? Alors qu’en dis-tu ? Ce n’est pas terminé bien sûr…

Le jeudi 13/12/2007 à 19:24 par natexis :

je viens de lire....j'en dis que ton texte, à toi aussi, est tout simplement superbe.
tu as un écriture d'une fluidité quasi-parfaite, des tournures de phrases qui sont belles et tes personnages se mettent à vivre devant mes yeux car tu donnes beaucoup de détails sans tomber dans un excès qui pourrait lasser le lecteur.
j'ai envie de savoir la suite, savoir ce qui va se passer car ce que tu écris est un magnifique tableau vivant et lourd d'érotisme, sans jamais tomber dans la vulgarité. Un très bel érotisme.
merci vagant, à toi aussi, de me faire partager un peu de ton monde.

Le vendredi 14/12/2007 à 11:28 par Vagant pour Natexis :

Merci beaucoup pour ce commentaire ! Même si la perfection n’est pas de ce monde, n’hésite surtout pas à me prévenir si tu trouves que certaines tournures manquent parfois de fluidité. C’est aussi pour avoir des critiques constructives que je publie cette histoire sur mon blog.

Le dimanche 16/12/2007 à 23:09 par Fée d'Hiver :

Oui ! Heureuse !!!
J'arrive tard, mais il y a un vieux proverbe qui dit que plsu c'est long ... !

Le lundi 17/12/2007 à 12:07 par Vagant pour Fée d'Hiver :

Mieux vaut tard que jamais, d’autant plus que tu as deux épisodes pour l’attente d’un seul.

Le mardi 18/12/2007 à 18:46 par Ex-mot :

Pour vous signaler que l'illustration de la Geisha (XVII°siècle) vu de dos, sert de couverture à un superbe livre d'art "Le Japonisme" qui vient de paraître.

(si non, lecture appréciée de la Mission L, mais cela, vous le savez déjà)

Le mardi 18/12/2007 à 23:52 par Vagant pour l'Ex :

Merci, pour tout !