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21 février 2014

Le meilleur des mondes

« Bonjour Aldous, je vous attendais.
- Bonjour Henry, je suis très honoré par cette invitation dominicale, aussi mystérieuse qu’impromptue…
- Vous me connaissez, je suis un homme énergique, impulsif parfois, on me le reproche assez, mais voyez-vous Aldous, j’ai eu une soudaine inspiration qu’il me fallait aussitôt confronter à un jeune esprit clairvoyant.
- Vous me faites bien trop d’honneur. Vous ne manquez pourtant pas de jeunes et brillants conseillers dans votre entreprise…
- Ces crétins qui ne font que répéter ce qu’ils ont appris sur les bancs de leur école de commerce pour fils à papa ? Non, ils se seraient contentés de m’écouter poliment et d’acquiescer servilement, alors que je compte sur votre franchise absolue. Après tout, vous ne risquez rien de plus que d’être mis à la porte de chez moi si vos réserves m’agacent ! Ah ! Ah ! Ah ! Je plaisante, bien sûr !
- Je n’en doute pas…
- Plus sérieusement, ce que j’ai à vous montrer est d’ordre privé, et tout ce qui sera dit à cet égard ne doit pas sortir de ma maison.
- Vous pouvez compter sur moi, Henry. »

   Aldous et Henry traversèrent de longs corridors déserts, somptueusement décorés, et pénétrèrent dans un vaste cabinet de travail, au mobilier solide et fonctionnel, mais à la décoration modeste. Seul un poste de radio troublait l’ambiance austère de la pièce, d’où s’élevait Black and Tan Fantasy, le dernier tube de Duke Ellington. Nous étions en 1929, c’était l’été et il faisait chaud. A peine furent-ils entrés que la jeune femme et le photographe qui attendaient là se levèrent obséquieusement.

   « Vous pouvez vous asseoir ! » lança Henry sur un ton de maître d’école, tout en se dirigeant vers deux fauteuils capitonnés au fond de la pièce dans la pénombre. Ils s’y installèrent après s’être servi un verre de whisky. « Augmentez la musique ! » ordonna Henry, avant de s’adresser à Aldous sur le ton de la confidence : « La jeune femme que vous voyez là est une ouvrière employée dans une de mes usines. Vous savez que je dispose d’un service de renseignement efficace afin de tuer dans l’œuf les mouvements syndicaux, et mes contremaîtres zélés m’informent aussi des mœurs des uns et des autres, ce qui peut toujours être utile. Ainsi celle-ci aurait, comment dire, la cuisse légère, et j’ai bien l’intention de favoriser ses penchants. »

   Aldous regarda la jeune femme, avec laquelle il ne devait avoir en commun que la jeunesse. Assise sur une chaise inconfortable en pleine lumière, elle portait une jupe en toile bleue grossière, un maillot de coton qui laissait voir ses épaules et deviner de petits seins, et une casquette vissée sur la tête. Aldous se demanda pourquoi elle était en tenue de travail un dimanche. Il lui sembla qu’elle leur adressait un vague sourire, mélange de servilité et de connivence.

   « Elle ne me connait pas, repris Henry guilleret, elle s’imagine être chez un éditeur de magazines érotiques qui va lui permettre de sortir les mains du cambouis, pas chez son patron qui les lui a mis dedans depuis ses douze ans. On lui a fait savoir qu’elle devrait porter une tenue de travail, et non pas s’apprêter comme pour aller au bal. Maintenant, elle va nous montrer son cul gratuitement. Vous pouvez commencer ! Ordonna Henry un ton plus haut.
- Henry, si vous m’avez fait venir chez vous de toute urgence pour me montrer une pornographie abjecte…
- Votre chasteté vous honore, Aldous, mais elle vous aveugle. Restez je vous prie. Je vous ai invité à contempler l’avenir de l’homme. »

   A l’autre bout de la pièce, le photographe demanda à la jeune femme de prendre des poses lascives tandis qu’il la photographiait. Elle obéissait docilement à ses ordres avec un plaisir apparent, jetant de temps en temps des regards aguicheurs vers les deux hommes qui la regardaient, assis dans la pénombre. Elle savait que le pouvoir était caché là, auprès de ces hommes de la haute société qui pouvaient la sortir de l’usine. Pour ça, elle était prête à tout, même à faire la pute. Après tout, quitte à se faire trousser, autant que ce soit par les mains lisses des bourgeois plutôt que les pognes calleuses des contremaitres avinés. Et puis, au plus profond d’elle-même, sentir ce pouvoir, si proche, ça l’excitait. Elle s’imaginait déjà une coupe de champagne en main, danser dans les somptueux salons qu’elle venait de traverser.

   « Je ne comprends pas, répondit sobrement Aldous.
- Malgré les apparences et mon caractère inflexible, je me définis comme un humaniste. J’offre du travail à nos concitoyens, ce qui leur permet d’élever leur progéniture sous un toit à peu près décent et de manger à leur faim. Cela devrait leur suffire.
- Vous pensez vraiment que les gens n’aspirent pas à plus ? Au bonheur par exemple…
- Si ! Justement, c’est pourquoi ils conspirent au sein de leurs syndicats contre la main qui les nourrit, en bravant l’ordre social auquel aspire légitimement tout gouvernement. Alors le bonheur, on va le leur offrir, dès le plus jeune âge.
- Offrez-leur donc des écoles, plutôt que de mettre des enfants sur des chaines de montage…
- L’école, oui, à condition de réduire de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir demeure difficile et élitiste. Que le fossé entre le peuple et la science ne soit jamais comblé, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif (a). »

   A l’autre bout de la pièce, le photographe demanda à la jeune femme de faire lentement glisser sa jupe tout au long de ses jambes, tout en lui tournant le dos, ce qu’elle fit de la façon la plus obscène possible, les jambes tendues, son cul pointé vers l’objectif.

   «  Regardez-moi ça, ajouta Henry, elle ne porte même pas de culotte. Elle est décidément parfaite !
- Comment pouvez-vous parler d’éducation sans une once de culture ni de philosophie…
- Surtout pas de philosophie ! Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif (a). A la radio bien sûr, mais je fonde aussi de grands espoirs sur la télévision dans cette œuvre de pacification. Quel beau cul !
- Je ne comprends toujours pas pourquoi vous m’avez fait venir assister à ça !
- Regardez là bien, mon cher Aldous. »

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   « Cette pauvre fille est à moitié nue, et alors ?
- Regardez ce qu’elle a précisément sous les yeux, et imaginez l’effet qu’auront mes photos obscènes sur les syndicalistes que je vais écraser. (b)
- Une gravure… Oh ! C’est piquant en effet !
- N’est-ce pas ? Un de mes contremaîtres a saisi ça sur un syndicaliste qui voulait faire de la propagande chez moi ! Avec votre esprit séditieux, j’imagine que vous devez connaitre cette pyramide du système capitaliste ?vintage-infographic-capitalist-pyramid-640x805.jpg
- Je l’ai vue, en effet. C’est caricatural, mais avouez que c’est plutôt bien vu.
- Je pense que ce n’est plus à l’ordre du jour. La première et la quatrième couche vont être considérablement remaniées.
-  Ah oui ?
- Oui, le prolétariat produisait jusqu’à présent pour la bourgeoisie, mais avec les gains de productivité, la bourgeoisie seule ne va pouvoir tout acheter, ce qui entrainerait une intolérable stagnation de mes bénéfices. Ce sera donc aux ouvriers d’acquérir ce qu’ils produisent.
- Vous comptez augmenter les salaires ?
- Non, le crédit. Ils consommeront le bonheur qu’ils fabriquent à crédit. Les malheureux ne le seront plus car ils pourront tous acquérir une radio, et bientôt la télévision pour se distraire ! Quand je vous disais que je suis un véritable humaniste.
- Mais comment vont-ils rembourser avec leur salaire de misère ?
- En prenant d’autres crédits pardi ! Il faut bien faire vivre les banquiers. Vous les voyez en haut de la pyramide ?
-  Mais vous allez remplacer cette pyramide sociale par une pyramide de dettes à l’échelle nationale !
- Vous êtes terrible Aldous ! Je vous parle de bonheur et vous me parlez chiffres. Laissez cela aux argentiers, ils savent ce qu’ils font.
- Le peuple va se révolter car il aura au moins appris à compter.
- Regardez-là Aldous ! Elle a l’air de se révolter, elle ? Non ! Elle a sous les yeux un modèle de la société dans laquelle elle vit, qui lui montre qu’elle est tout en bas de l’échelle sociale. Elle va pourtant se faire enculer dans tous les sens du terme et elle en sera très heureuse, car elle aura l’impression d’être en marche pour la seconde couche de la pyramide sociale, celle qui s’amuse.
- Tous ne réagiront pas comme cette pauvre fille…
- C’est une question de conditionnement. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux (a).
- Le sexe pour nouvel opium du peuple ?
- Absolument. La religion, c’est terminé. On l’expulse de la quatrième couche de la pyramide !
- Pourquoi ?
- Parce qu’elle n’a pas su évoluer avec son temps. La science l’a remplacée. Ne croyez-vous pas en la science, vous ?
- La science n’est pas de la même nature, Henry, elle est prouvée, irréfutable…
- Fariboles ! Ce n’est qu’un tissu d’hypothèses qui se contredisent successivement. Qui peut lire les démonstrations de cet Einstein ? Qui comprend les miracles de la pénicilline ? Des spécialistes qu’on est bien obligés de croire sur la base de leurs titres ronflants. Le bon peuple doit croire à la marche inexorable de la science qui les mènera bien plus surement au bonheur ici-bas que la pénitence au paradis. Croyez-moi, il sera bien plus léger de bazarder sur les ondes la dernière affirmation scientifique vulgarisée entre deux chansonnettes, que des harangues d’ecclésiastiques.
- Vous passez à la trappe près de deux mille ans d’histoire…
- Justement, ces vieilleries ont fait leur temps. Et les chrétiens ne sont pas fiables. Ils seraient bien capables d’élire un Pape qui prend vraiment parti pour les pauvres. Nous préférons les journalistes, plus efficaces, plus contrôlables, ils apparaitront comme les nouveaux garants de la liberté. Ils désigneront la religion à la populace comme l’éternel ennemi de la liberté individuelle, et de notre bonheur consumériste. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur (a).
- Je commence à comprendre… cette fille serait donc l’archétype de votre consommateur de bonheur préfabriqué ?
- Regardez-là s’épanouir dans la légèreté et la luxure, cette truie. Elle est l’avenir, le prototype de l’homme de masse que nous allons produire, et qui devra être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels (a).
- Me mettriez-vous dans ce camp de ces « terroristes » ?
- Libre à vous de choisir, Aldous. Sachez simplement que ceux qui ne seront pas avec nous, seront contre nous.

  Quelques semaines plus tard, la crise boursière de 1929 fut l’élément déclencheur de la grande dépression qui mit à mal l’empire industriel d’Henry, et la guerre qui suivit retarda de quelques décennies l’avènement de sa vision du monde. Aldous Huxley choisit son camp et publia en 1932 le meilleur des mondes.

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(a) Sagesse et révolte de Serge Carfantan
(b) La photo qui m’a inspiré cette histoire a été trouvée sur ce blog dont l’auteur fait une analyse différente de la mienne…

13 février 2014

Invitation

Mon très cher G***,


    Je suis surpris de ne plus avoir de vos nouvelles. A peine avions-nous repris notre collaboration littéraire, après une interruption de sept années pour prendre le recul nécessaire sur nos aventures, que vous disparaissez à nouveau comme une fuyante Baudelairienne. Allez, je ne vous hais point malgré toutes les turpitudes auxquelles vous m’avez soumis, puisque je dois avoir un cœur bien grand et une âme bien douce, comme vous me l’écriviez alors, à moins que ce ne soit l’inverse. Au contraire, je ne veux pour vous que le meilleur, aussi je me permets de vous convier à une soirée privée. Il ne s’agit pas d’une de ces vulgaires partouzes cocaïnées à la Beigbeder, peuplées de pubarivistes et de mannequins russes, mais d’une performance artistique sur le thème de Casanova. J’y étais hier soir.

    Il y a peu d’événements dont on peut dire avec émotion « j’y étais » et plus rares encore sont ceux dont on peut aussi dire « j’y serai ». C’est pourtant le cas de cette soirée mémorable qui était en effet une répétition. Mathilde et moi y avions été invités pour 20h30 précise, tout de noir vêtus, avec pour sésame le port d’un masque vénitien. Le maître de cérémonie nous ouvrit la porte de ce spacieux atelier d’artiste niché sous les toits de Paris, dont les œuvres aussi remarquables que l’artiste qui les a produits vous auraient probablement ravi. Nous qui craignions d’être les premiers, nous étions les derniers, et les convives rassemblés à l’atelier nous jetèrent des regards de loups ; nous ne tardâmes pas à porter les nôtres. J’eus à peine le temps d’admirer Mathilde, dont le masque en dentelle de métal ajoutait du mystère à l’attrait de sa silhouette de Naïade, que les trois coups furent bientôt portés, deux anges tombèrent du ciel, et un verre de champagne en main, nous partîmes en voyage. C’est un voyage immobile sur les cinq continents des sens, tour à tour abordés entre rires et baisers, pour retrouver l’esprit de Casanova en donnant libre cours à sa lettre, pour y défier les lois de l’Amour et pour mieux s’y soumettre. Que dire de plus sans en dévoiler les surprises, sinon que ce voyage sensuel, ce dîner marin, ce festin de gourmets, cette gourmande alchimie est une véritable quête libertine.
 
    L’esprit de Casanova est-il là ? Telle était la question rhétorique posée lors de cette performance, et à laquelle je crois pouvoir aujourd’hui répondre, mais jugez-en plutôt : La représentation terminée, la soirée se poursuivait entre chicanes et baisers. Très à son aise en une si bonne compagnie, plus bohème que bourgeoise et jamais compassée, Mathilde papillonnait de conversations endiablées en caresses effleurées, butinait les hommages et autant de baisers, et des hommes, et des femmes par son charme enivrés, pour mon plus grand plaisir de voir ainsi ma fleur épanouie. Ainsi Mathilde et moi nous trouvâmes à moitié nus, avec la délicieuse D***, son facétieux amant J*** et le jeune B***. La perspective d’ébats plus poussés s’effaça toutefois face au débat que souleva la jeune D*** qui ne voulait plus s’abandonner aux plaisirs de la chair sans Amour. Elle souffrait pourtant de l’abstinence qu’elle s’imposait d’autant plus que Cupidon ne semblait guère agréer son sacrifice, comme le souligna ma chère Mathilde en avocat du diable. Je sais Mathilde pouvoir tenir des propos plus propices à la chasteté, mais j’avais à ce moment-là mon doigt sur son clitoris, et je me sentais prêt à exhiber devant toute l’assemblée combien j’étais fier d’être son amant en la possédant sous leurs yeux.

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    Cette situation indécise était-elle indigne de l’esprit de Casanova ? Permettez-moi de citer ses mémoires :


Je tombe sur la matière de l’amour, et elle en raisonne en maîtresse.
— Si l’amour, me dit-elle, n’est pas suivi de la possession de ce qu’on aime, il ne peut être qu’un tourment, et si la possession est défendue, il faut donc se garder d’aimer.
— J’en conviens, d’autant plus que la jouissance même d’un bel objet n’est pas un vrai plaisir, si l’amour ne l’a pas précédée.
— Et s’il l’a précédée, il l’accompagne, ce n’est pas douteux ; mais on peut douter qu’il la suive.
— C’est vrai, car souvent elle le fait mourir.
— Et s’il ne reste pas mort dans l’un et dans l’autre des deux objets qui s’entraimaient, c’est pour lors un meurtre, car celui des deux dans lequel l’amour survit à la jouissance reste malheureux.
— Cela est certain, madame, et d’après ce raisonnement filé par la plus démonstrative dialectique, je dois inférer que vous condamnez les sens à une diète perpétuelle. C’est cruel.
— Dieu me garde de ce platonisme. Je condamne l’amour sans jouissance également que la jouissance sans amour. Je vous laisse maître de la conséquence.
— Aimer et jouir, jouir et aimer, tour à tour.
— Vous y êtes.
À cette conclusion elle ne put s’empêcher de rire, et le duc lui baisa la main.


    Et nos arguments n’eurent guère plus d’effet que le même rire de D***, ce qui interrompit nos ébats mais ce dont nous ne fûmes en vérité pas fâchés, tant la tension érotique atteinte était une jouissance en elle-même. L’esprit de Casanova, c’est-à-dire l’essence du libertinage, était à mon humble avis bel et bien là.

    « M*** apprécierait-elle une telle soirée ? Pourrais-je l’inviter ?» me demanda C***, le remarquable organisateur de cette cérémonie sybarite menée de main de maitre, lui qui a connu M*** dans les circonstances que nous savons. Je l’ai aussitôt encouragé à le faire par mon entremise, et à vous convier tous les deux tant je vous imagine bien dans ce cadre de « libertinage oblique », entre la chaste verticalité et la prévisible horizontalité, là où tout est possible mais rien n’est certain. Mathilde et moi assisterions-nous alors à la même répétition que vous ? Laissons aussi cela au principe d’incertitude, bien que ce cadre exceptionnel serait assurément digne de notre première rencontre.


    Bien amicalement,


    Vagant

09 février 2014

Mise au point - 1

Je m’interroge parfois sur la nature de ma liaison avec Mathilde (dont le prénom d’emprunt pourrait changer au gré de ses désirs), et cette interrogation en a dernièrement rejoint une autre relative au sous-titre de ce blog qui, à première vue, pourrait paraitre inadéquat, alors qu’il n’a probablement jamais été aussi approprié.

Faisons le point. En une quinzaine d’années d’infidélité assumée, j’ai connu bien des femmes. J’en ai évoquées quelques-unes sur ce blog: Ninon, Carole, Marianne, Nathalie, Fabienne, Céline, Coralie, Jeanne, Sarah, Catherine, Claire, Justine, Léone, Sylvie, Roxane…  liste non exhaustive par ordre vaguement chronologique où l’anecdotique côtoie les relations marquantes.  Menais-je alors une double vie ? Oui, dans une certaine mesure, mais pas une double vie accomplie. Plutôt une succession de double vies avortées. Les liaisons que j’ai citées étaient d’abord sensuelles puis amicales et/ou amoureuses. Le sexe était donc au premier plan, comme c’est souvent le cas au début d’une liaison intime. Le désir mène la danse et la danse s’arrête avec la musique, lorsque chacun reprend son rythme. Moi, je vivais dans le rythme effréné des découvertes sensuelles, tout à l’ivresse de la séduction, car je jouissais déjà à la maison du « bonheur conjugal ». Toutes mes partenaires n’avaient toutefois pas les mêmes attentes que moi : toutes n’avaient pas un conjoint, et celles qui en avaient déjà un ne souhaitaient pas forcément le garder. Il faut beaucoup d’amour pour que la musique continue malgré des aspirations désaccordées.

J’avais cité quelques paragraphes de « Double vie », de Pierre Assouline. L’auteur y fait une description dramatique de la liaison adultérine de deux amants qui prennent mille précautions pour ne pas se faire prendre :

Rémi arriva comme convenu à treize heure vingt. Quel que fût le restaurant, ils avaient pris l’habitude de décaler d’une vingtaine de minutes leur rendez-vous sur l’horaire habituel des repas afin que la plupart des clients soient déjà installés. Ainsi, entrant dans l’établissement l’un après l’autre, chacun avait le loisir de balayer la salle d’un regard panoramique pour y repérer un éventuel danger et, le cas échéant, s’en retourner aussitôt. Séparément. Car rien ne les glaçait comme la perspective d’être vus ensemble. Non qu’ils n’aient pas assez d’imagination pour échafauder un scénario cohérent. Mais quelle que fût sa pertinence, leur rencontre hors des cadres habituels de la mondanité instillerait le soupçon de part et d’autre. Le poison du doute rongerait leurs couples. Dans le meilleur des cas, cela passerait une fois, pas deux. Il ne fallait pas gâcher cette carte. Pour futile qu’elle pût paraitre, une telle préoccupation n’était pas moins vitale à leurs yeux. Elle avait suscité de nouveaux réflexes, appelés à devenir naturels par la force des choses. Ainsi, outre ce regard circulaire qui se voulait légèrement scrutateur, ils avaient l’habitude, en pénétrant dans un restaurant, de passer en revue, avec une discrétion éprouvée, les noms inscrits sur la page des réservations du grand agenda. Juste pour voir s’ils se trouvaient en terrain de connaissance. Ce que c’est de s’aimer quand on est mariés, mais pas ensemble.

Je n’ai jamais vécu l’adultère avec de telles angoisses. Ce n’est pas une vie, tout au plus une fraction, la portion congrue. Même auprès de mes anciennes amantes, j’ai bien plus profité de la vie que Rémi et Victoria n’en jouisse dans ce roman. Que dire alors de ce que je vis avec Mathilde ? En sept ans de vie parallèle commune, nous avons connu main dans la main Londres, Copenhague, Amsterdam, Rome, Istanbul, Venise, Bruxelles… liste non exhaustive par ordre vaguement chronologique où nous nous sommes tendrement aimés. Est-ce là une double vie ? Oui, certainement, plus encore qu’auparavant, une double vie accomplie avec des souvenirs qui pourraient appartenir aux petits bonheurs de la conjugalité, comme la découverte de la posada del dragon qui a enchanté nos palais à Madrid.

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Toutefois, n’allez pas croire que la salade de tomate, aussi délicieuse fût-elle, soit l’épicentre de notre vie sensuelle. Disons qu’elle en fait aussi partie, tout comme les huitres à la Casanova et d’autres délices amoureux à huis clos… Entre nous, l’idylle renait toujours des cendres de nos sens embrasés.

03 février 2014

L’homme trophée 3 – le coup de grâce

Assis dans un café à côté de Judith, l’ordinateur portable posé face à eux sur la table, Thomas termine les deux premiers chapitres de cette histoire. Judith avait d’abord été contrariée que Thomas, son vieil amant, s’emparât de sa malheureuse liaison avec Victor, pour décrire une vengeance qui n’aurait jamais lieu. Elle reconnaissait dans cette fable des portions de vérité, mais enchâssées dans une trame romanesque dont elle n’aurait jamais pu tenir le premier rôle. Sa liaison avec Victor était toute fraîche, et elle n’avait pas rompu officiellement avec lui. Comment l’aurait-elle pu alors qu’elle n’était officiellement  qu’un sex friend dans le meilleur des cas. « Comment veux-tu que je sorte de ta vie, puisque  je n’y suis pas ! » lui aurait-il certainement rétorqué si elle s’était avisée de rompre en bonne et due forme. Ainsi la fable de Thomas était un succédanée de rupture qui permettait à Julie d’éviter un affront de plus, et de prendre un peu de distance vis-à-vis de cette relation nocive. Sans avoir besoin de l’écrire explicitement, Thomas s’était attribué le beau rôle de l’inconnu, et il se vengeait ainsi de son rival qu’il savait bien plus jeune et qu’il imaginait bien plus beau. En partageant ce fantasme avec Judith, il espérait ridiculiser Victor dans l’esprit de son amante afin qu’elle l’oublie définitivement.

En fin de compte, Judith finit par s’amuser de la fable de Thomas, remanie les SMS selon le style lapidaire que Victor avait institué, et rebaptise tous les intervenants : Ludivine fait bonne copine, Victor serait victorieux, et Judith évoque l’héroïne de l’Ancien Testament immortalisée par un tableau du Caravage où elle décapite Holopherne.

Judith décapitant HolopherneSelon le récit biblique, le général Holopherne, envoyé par Nabuchodonosor II pour massacrer tout le proche Orient, est arrêté à Béthulie. Il assiège la ville qui est sur le point de se rendre, quand une habitante entreprend un acte héroïque. Seule avec sa servante et des cruches de vin, elle pénètre dans le camp d’Holopherne, qui est immédiatement ensorcelé par la beauté et l’intelligence de Judith. Il organise un banquet en l’honneur de cette femme qui, une fois que les domestiques se sont retirés et qu’Holopherne est complètement ivre, le décapite sans autre forme de procès. La Judith biblique s’enfuie alors du camp avec la tête d’Holopherne pour trophée, tout comme la Judith de Thomas quitte l’Overside après avoir tué son désir pour Victor, l’homme trophée.

Ravis du fruit illégitime de leur union littéraire, Judith propose à Thomas de terminer la soirée dans un club libertin parisien, Le Mask, où ils pourront assouvir leurs désirs depuis trop longtemps frustrés. Quelques couples sont déjà là, accoudés au bar, d’autres sur les banquettes des alcôves du fond, où des tables basses permettent de poser son verre avant de s’abandonner à d’autres douceurs. Après avoir fait le tour du club, Judith et Thomas s’asseyent confortablement dans ces coins câlins de plus en plus bondés qui permettent tous les ébats. Pour eux, ce serait plutôt tous les débats, car l’ombre de Victor qui les a suivis depuis le café est toujours là.

Confortablement blottie dans les bras de Thomas, dont la petite fable a remué de douloureux souvenirs dans l’esprit de Judith, elle évoque ses doutes et ses frustrations, lui explique combien elle a eu besoin de simple tendresse, tandis qu’elle livrait son corps au sexe sans état d’âme avec Victor. Tendrement enlacée à Thomas, dont la position ne lui permet que de toucher les seins de Judith, elle revit intérieurement sa liaison délétère avec Victor, qui fut pour Thomas source de frustration et d’incompréhension puisqu’il n’en avait pas connaissance. Dégoutée du sexe  brut avec Victor, elle ne pouvait plus offrir à Thomas qu’un amour épuré de la sexualité, qu’elle  réduisait avec lui à sa plus simple expression quand elle ne fuyait pas dans le sommeil dès qu’ils étaient enlacés. Ainsi les corps alanguis qui se vautrent tout autour d’eux dans la luxure illustrent cette baise dégoûtante tandis qu’elle s’assoupit dans les bras de son tendre amant. À force de céder sur les mots, on finit par céder sur la chose. Pour ce crétin de Thomas à la verge désespérément dressée, la réalité a rejoint la fiction, sauf qu’au lieu d’être l’artisan d’une vengeance, il en est la victime face à Victor le bien nommé. Judith l’a bel et bien attiré dans un club libertin pour le frustrer dans les bras d’un vieux rival : Morphée !

La morale de cette histoire, à l’usage des machos soucieux d’arriver à leurs fins avec les femmes, c’est Kundera qui nous la donne dans Le livre du rire et de l’oubli :

Le regard de l’homme a déjà été souvent décrit. Il se pose froidement sur la femme, paraît-il, comme s’il la mesurait, la pesait, l’évaluait, la choisissait, autrement dit comme s’il la changeait en chose.

Ce qu’on sait moins, c’est que la femme n’est pas tout à fait désarmée contre ce regard. Si elle est changée en chose, elle observe donc l’homme avec le regard d’une chose. C’est comme si le marteau avait soudain des yeux et observait fixement le maçon qui s’en sert pour enfoncer un clou. Le maçon voit le regard mauvais du marteau, il perd son assurance et se donne un coup sur le pouce.

Le maçon est le maitre du marteau, pourtant c’est le marteau qui a l’avantage sur le maçon, parce que l’outil sait exactement comment il doit être manié, tandis que celui qui le manie ne peut le savoir qu’à peu près.

Le pouvoir de regarder change le marteau en être vivant, mais le brave maçon doit soutenir son regard insolent et, d’une main ferme, le changer de nouveau en chose. On dit que la femme vit ainsi un mouvement cosmique vers le haut puis vers le bas : l’essor d’une chose se muant en créature et la chute d’une créature se muant en chose.

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